A cette parole qui témoigne, on n'opposera ni ne comparera
celle de Nathalie Sarraute. Ecrit il y a vingt-cinq ans, Pour
un oui ou pour un non est déjà un classique inauguré
en son temps sur les ondes radiophoniques. Une petite phrase en précipite le propos: "C'est bien... ça". Ça n'a l'air de rien, mais ajoutez-y une pointe de condescendance et voilà le monde entier qui s'effiloche. Là, ils sont deux: H1 et H2. Deux amis, ou qui crurent l'être, et qui pour cette seule phrase vont passer leur relation à la moulinette jusqu'à la réduire en miettes. Un couple de voisins (truculents Josette Chanel et Richard Vachoux) assistera au naufrage en se gardant bien de prendre parti. Les deux amis sont interprétés par Bernard Escalon et Claude Thébert, deux formidables comédiens qui jouent en virtuose la musique ironique et rigoureuse de Sarraute. |
![]() Pour un oui ou pour un non". © Dorothée Thébert Signée Gilles-Souleymane Laubert, la mise en scène prolonge avec pertinence la pensée de l'écrivain, en soulignant la part de faux-semblants qui préside à toute relation. Elle insiste par ailleurs sur le côté "duel dialectique" - et sa violence sous-jacente - auquel se livrent les deux hommes. C'est très futé, très esthétique aussi avec cette paroi bleue sur laquelle glisse la lumière. Là encore, on a envie de vous dire "allez-y!" Parce que ce théâtre-là est tout simplement réjouissant. ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() |
![]() CRITIQUE Anne-Sylvie Sprenge |
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Si Gilles-Souleymane Laubert signe ici une mise en scène
sobre et féroce, il ne travaille pas moins avec habileté
sur la matière hautement ironique de ce dialogue avorté.
Ciselée, l'écriture de l'auteure trouve ici, avec
le jeu de Bernard Escalon et de Claude Thébert, une clarté
intense. Sur un fond bleu uniforme, exagérément
haut, les personnages se retrouvent comme des insectes épinglés
dans leur boîte de présentation. Loin d'un théâtre
de salon parisien, comme se le promettait le metteur en scène,
cette version-là casse avec les codes bourgeois dans lesquels
les uvres de Nathalie Sarraute ont souvent été
cloîtrées. Gilles-Souleymane Laubert casse ici le
cadre de la représentation et rapproche sensiblement le
texte du spectateur, en faisant descendre les comédiens
de la scène. A noter la prestation hautement délicieuse des voisins: Josette Chanel dans sa robe de gala kitschissime et Richard Vachoux irrésistible dans son éloquence spirituelle. Un intelligent contrepoint à la sévérité des premiers, qui fait de ce spectacle une vraie réussite. |
![]() © Dorothée Thébert- Claude Thébert et Jean Escalon au Grütli ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() |
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Entre deux êtres, un revers méchant de la parole : " avoir des mots ". Le cas de Nathalie Sarraute est plus grave : elle ne cessera pas d'avoir des " mots " avec elle-même. D'" avoir des mots " avec les mots.
Un mot lui vient à l'esprit. Un mot candide, inoffensif. Non ! Nathalie Sarraute, toujours sur le qui-vive, croit sentir craquer sous ses dents un mot passager clandestin, comme un caillou dans des lentilles. Son écriture, alors, se ramasse sur elle-même. La ligne de son encre se tend, le mot est pris à l'hameçon. La voix de Nathalie change d'octave, se fait plus volontaire, plus gendarme, d'une teinte dans les marrons foncés. Nathalie se faufile d'un pas garçonnier mais délié dans des corridors de synonymes, analogies, faux-semblants. Le mot en litige est passé à la toise, prié d'ouvrir ses bagages, d'accepter un Sarraute-scanner, auquel rien n'échappe. " C'EST BIEN ÇA " Faut-il prendre la peine de préciser que c'est dans ces moments de close-combat avec les mots que Nathalie Sarraute se montre de nos écrivains, la reine ? Pour un oui ou pour un non, la plus forte pièce de Nathalie Sarraute, est la rencontre de deux hommes qu'elle appelle H. 1 et H. 2. Deux amis d'enfance. Mais qui, depuis quelques semaines ou mois, ne se voient plus. Pourquoi ? H. 1, inquiet, vient trouver H. 2 chez lui. Il veut en avoir le coeur net. Protestations de H. 2 : Non, il ne voit pas, il n'y a pas de brouille. H. 1 s'entête. H. 2 faiblit : oui, il s'est trouvé blessé par un mot qu'" a eu " H. 1 à son égard. Un jour, H. 2 s'était laissé aller à se prévaloir de quelque chose, très peu de chose en l'occurrence, et H. 1 lui a dit : " C'est bien... ça ! " H. 1 joue l'étonnement : une vie d'amitié, de fraternité même, menacée pour si peu ? Mais Nathalie Sarraute, joignant d'un seul flux inquiétudes, hasards, illusions, toutes les douleurs du monde, nous amène à découvrir que ces mots de rien, " c'est bien... ça ", étaient d'une cruauté sans nom. |
Alors que H. 2 nous est apparu tout d'abord susceptible, ombrageux, buté, violent, et H. 1 amène, ouvert, conciliant, c'est presque l'inverse qui va l'emporter, du moins comprendrons-nous qu'il nous faut faire la part des choses. Injustices du sort, revirements des destins, malentendus qui s'enracinent, erreurs de rien, passagères, qui ne pèsent rien, et qui peuvent tuer, toutes ces choses de sens commun, Nathalie Sarraute, en à peine un peu plus d'une heure, les irradie d'un jour de genèse. Un éblouissement. La pureté sensible absolue, on dirait Jean-Sébastien Bach. Le plus beau est qu'elle n'atteint cette vérité qu'en osant des embardées folles, par moments. Des sautes de délire, comme si des coups d'éclairs brusques projetaient, par saccades, dans le plus intime des âmes, des paquets sanglants de tripes de la société. Pour un oui ou pour un non est une pièce si miraculeuse qu'elle s'accommode presque de toute interprétation, de toute mise en scène. Celle de Jacques Lassalle est au fil du rasoir, belle et nette comme il fait souvent, du cristal dans l'air comme après la pluie. Peut-être le décor du virtuose Rudy Sabounghi, sans profondeur de champ, et propre comme un sou neuf, dans le but sans doute d'affirmer l'universalité éternelle de cette oeuvre, a-t-il l'inconvénient de mettre la pièce " trop en montre ", de la coincer en vitrine. Jean-Damien Barbin, acteur de souple finesse, nous fait bien toucher l'élégance du dehors et les noirs de tréfonds de H. 1. Hugues Quester est poignant en H. 2, bien que le metteur en scène lui ait fait, si c'est lui, mettre trop l'accent sur l'aspect " gros balourd " qu'indique, juste en passant, l'auteur. Michel Cournot / Le Monde- Article paru dans l'édition du 15/09/1998 ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() |