FANA Danse & Arts vivants
Une fabrique de l’archive : conception et structuration de la plateforme
« On ne ressuscite pas les vies échouées en archive. Ce n'est pas une raison pour les faire mourir une deuxième fois. L'espace est étroit pour élaborer un récit qui ne les annule ni ne les dissolve, qui les garde à ce qu'un jour, et ailleurs, une autre narration soit faite de leur énigmatique présence ».
Arlette Farge, Le Goût de l'archive1 »
Créée au sein du laboratoire ELLIADD de l'Université de Franche-Comté et de la MSHE Ledoux par Aurore Després, maître de conférences en Arts de la scène, avec Sébastien Jacquot, ingénieur d'études programmeur et Anne Abeille, chargée des archives des Carnets Bagouet, la plateforme FANA Danse & Arts vivants2, ouverte en ligne en 2014 et éditée dans une nouvelle version en 2018, a cette spécificité d’avoir été co-constituée dans le contexte d’une convergence scientifique, artistique et numérique au sein de laquelle la « fabrique de l’archive » reste un des premiers enjeux.
Avec l’édition en ligne de quatre fonds d’archives audiovisuelles d’artistes liés à des chorégraphes majeurs des scènes contemporaines (Dominique Bagouet-Carnets Bagouet, Ingeborg Liptay, Olivia Grandville et Mark Tompkins), la plateforme FANA s'avance dans le champ des patrimoines numérisés audiovisuels liés aux arts vivants, comme une ressource en ligne sans équivalent, ce non pas parce qu’elle diffuse de nombreux documents audiovisuels mais bien parce qu’elle tente de penser ces « archives du geste », de mieux les décrire comme de mieux les réaliser.
En intégrant les spécificités comme celles de la variété des usages (scientifiques, pédagogiques, artistiques, culturels ou autres), FANA propose un modèle innovant de structuration, d’indexation et d’exploitation visant globalement une plus grande contextualisation, qualification et valorisation des données de cette « archive » d’être générée à la fois du champ du numérique, de celui de l’audiovisuel et de celui des arts vivants, en même temps qu’une exploitation plus grande des outils numériques pour explorer, analyser, traiter voire recréer et fabriquer l’archive.
Conçue dès 2007 à partir du traitement de l’important fonds des archives audiovisuelles de Dominique Bagouet augmenté de celui de l’association des danseurs des Carnets Bagouet qui en poursuivent encore aujourd’hui les œuvres, la constitution de cette ressource, supposant aussi bien composition de stocks, opérations de classement, descriptions des données, développement d’une base de données que l’édition d’une interface numérique, s’est élaborée depuis sa première édition en 2014, et encore par cette nouvelle version en 2018, dans le foisonnement des questions relatives aussi bien à « l’archive », à sa mutation à l’ère du numérique, à la nature et au statut des documents audiovisuels dans les arts vivants, qu’à la conception de « l’œuvre » et même du « fait chorégraphique » – révélé ici par la remarquable ampleur historiographique, d'une exceptionnelle durée et diversité que représente ce fonds Bagouet-Carnets Bagouet qui lui servait de modèle, mais plus largement par l’importance de la multiplicité des formes et des pratiques artistiques dans le champ des arts vivants qu’éclairent tout aussi amplement et diversement les fonds d’Ingeborg Liptay, d’Olivia Grandville et de Mark Tompkins3.
La présentation des « réponses » formulées pour réaliser effectivement FANA - l’exposition de son modèle intégrant la pensée d’une multiple remédiatisation de l’archive dans les arts vivants, la conception du devenir de l’œuvre et de la circulation de l’archive au travers d’outils de partage et d’exploitation visant la création à partir des matériaux d’archives par les usagers, permettront de penser comme de construire l’archive numérique dans les arts vivants.
Dans le contexte actuel de l’apparition en ligne de « vastes corpus de données, rarement structurées, souvent agrégées » décrits par Szoniecky, comme dans celui, tout autant foisonnant, des « patrimoines numériques »4 décrits par Matteo Trelani, ce sont bien ces opérations de conception, de structuration, de recréation qui président, selon nous, aux nécessités contemporaines de la patrimonialisation, de la médiation, de l’éditorialisation et de la circulation des archives. Ainsi, ces spécificités disruptives de la plateforme FANA que nous voudrions ici expliciter et assumer comme des choix particuliers d’une certaine « fabrique de l’archive ».
1. Convergences pour une « fabrique de l’archive »
Dans le déluge du Big Data produisant chaque année un zettaoctet d’informations numériques qui ne semble pouvoir se saisir que dans sa relation au nombre d’étoiles dans l’univers5, la production d’archives est devenue exponentielle. Multiplication des procédures d’archivage menées par les institutions ou diverses structures à financement public ou privé, déploiement tout-azimut de campagnes de numérisation de tout type de document, diffusion massive sur le web de banques de données, ce jusqu’au plus petit mètre de document ou à la plus précieuse « minute6» de l’histoire !
Entre cette boulimie conservatrice et sa liquéfaction sur la toile dans les flux digitaux, entre la réification de l’archive-monument et sa disparition en une simple trace numérique, entre l’archival turn dans les arts et le digital turn dans les sciences, la palette est ouverte pour ce que nous voudrions plus spécifiquement nommer des « fabriques de l’archive ».
Ouvrir une plateforme d’« archives », « numériques », « audiovisuelles », des « arts », « vivants » dans un contexte de « recherche » universitaire pose finalement l’ensemble des halos problématiques que chacun de ces items font surgir ; problèmes d’ordre archivistique, scientifique, artistique, politique, esthétique, économique auxquels de quelques manières nous avons dû répondre et que nous pourrions énoncer, brièvement dans le cadre de ce texte, à la croisée de cinq champs de questions :
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7. DERRIDA Jacques, Mal d’Archive, Paris, Galilée, 1995, p. 2.8. L’archive, écrit Foucault, est « d’abord la masse des choses dites dans une culture, conservées, valorisées, réutilisées, répétées et transformées. Bref, toute cette masse verbale qui a été fabriquée par les hommes, investie dans leurs techniques et leurs institutions, et qui est tissée avec leur existence et leur histoire », FOUCAULT Michel, « La naissance d’un monde », Dits et Écrits, Tome 1, Paris, Gallimard, 1994, p. 786-787.
Le premier problème concerne d’abord la définition de « l’archive » qui, dans le contexte de sa prolifération « numérique » et sur le web, tend à se confondre avec « les archives » et à devenir synonyme de « documents » voire de simples « traces » du passé. L’archive définie par Derrida sous le signe de l’arkhè comme lieu de commencement et d’ordonnancement, de rassemblement et de classement, supposant consignation et extériorité7 tend à dériver vers une définition plus proche de celle de Foucault comme « masse des choses dites dans une culture, conservées, valorisées, réutilisées, répétées et transformées8 ». Que faire de cette masse « infobèse » qui, entre entropie et néguentropie, traitements « humains » et traitements algorithmiques interopérables, oscille dangereusement entre multiplicité jusqu’à la dispersion et unité jusqu’à la pétrification ? Quel « ordre » ou plutôt quelle « constitution de sens » ici souhaite-t-on ? Comment penser la durée (durée de la conservation mais aussi la durée des structurations et des diffusions) dans le champ d’une « société de l’accélération9 ». Finalement, dans cette ère contradictoire d’un fol « tout-archive » hypermnésique comme amnésique, instantané et forcément velléitaire, quel « temps » nous donnons-nous ?
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10. Voir POTIN Yann, « Institutions et pratiques d'archives face à la « numérisation ». Expériences et malentendus », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2011/5 (n° 58-4bis), p. 57-69. DOI : 10.3917/rhmc.585.0057. URL : https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2011-5-page-57.htm, consulté le 2 novembre 2017.11. Notons à ce propos que le web dit « web vivant » n’est pas une archive au sens où, entre autres, il ne se conserve pas. En matière d’archivage du web, l’Internet Archive (IA-Californie) créé en 1996 et PANDORA (Australie) sont les organismes de bibliothèques numériques les plus connus. En France, l’archivage du web est assuré dans le cadre du dépôt légal et de la loi sur les droits d’auteur et droits voisins dans la société de l’information (loi DADVSI) du 1er août 2006 : le « Web archivé » est alors partagé entre l’Ina qui archive tous les contenus liés à l’audiovisuel (sites des radios et des télévisions) et la BnF pour les autres sites.
Le second a trait aux mutations qui saisissent actuellement les chercheurs et les méthodologies dans le champ des « humanités numériques », avec ce qu’on a appelé le tournant numérique dans les sciences (digital turn). Si les chercheurs ont toujours été de grands « utilisateurs » de traces, de documents et d’archives, si la dimension proprement interprétative de l’activité du chercheur a été largement soulignée par les sciences au XXe siècle, les enjeux épistémologiques, méthodologiques et économiques restent de taille10 : quelles « archives » disposons-nous aujourd’hui à l’ère numérique et de leur diffusion sur le web qui, lui-même, n’est pas une archive11 ? Plus qu’un document numérisé, l’archive, dans toutes ses dimensions, ne devient-elle pas plus largement et proprement « numérique » ? Qu’est-ce que ce développement offre comme possibilités nouvelles de constitution de corpus, de recherches, d’explorations et d’analyses ? Au cœur de ces mutations, il convient de constater que le numérique oblige à repenser le rapport traditionnel entre travail archivistique et travail de recherche. Contrairement à une tradition établie depuis longtemps en sciences humaines, il n’est plus possible de distinguer, de manière cloisonnée, les « sources primaires » (celles composées par l’archiviste, le documentaliste) et les « sources secondaires » (celles composées par le chercheur). Le chercheur - autant que l’usager - tend à collaborer à l’opération archivistique et devenir coacteur de « fabriques de l’archive » en agentivité.
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12. Voir TRELEANI Matteo, Mémoires audiovisuelles - Les archives en ligne ont-elles un sens ?, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, coll. Parcours Numériques, 2014.13. L’Ina est l’institut qui centralise un nombre considérable de documents, en offrant depuis peu des postes d’accès décentralisés en régions. Nous constatons néanmoins que sa perspective reste dans la tradition des « sources primaires » pour l’archivage exclusif de la radio, du cinéma, de la télévision et depuis 2009 des sites web, qu’ainsi le travail d’indexation est le plus souvent minimal et orienté vers le contexte médiatique, radiophonique ou télévisuelle des documents, l’ensemble étant exploitable par l’intermédiaire d’un moteur de recherche et la possibilité de constituer une play-list pour le temps de la consultation.14. DESPRÉS Aurore, « Penser l'archive audiovisuelle pour la recherche en danse. Le Fonds d'Archives Numériques Audiovisuelles FANA Danse contemporaine », Revue Recherches en Danse n°5, http://journals.openedition.org/danse/1307, Association des Chercheurs en Danse, aCD, 2016.
Le troisième concerne, dans ce champ des humanités numériques, le statut, la place et la fonction de l’archive spécifiquement « audiovisuelle ». Malgré ses possibilités d’être nativement numérique et en dépit des avancées du multimedia12, il semble que celle-ci, au regard des documents imprimés qui bénéficient eux d’une expérience accumulée au cours des siècles, reste à bien des égards à constituer en légitimité et en spécificité, ce autant auprès des chercheurs que des acteurs des institutions bibliothécaires. Force est de constater que, lorsque les documents audiovisuels n’émanent pas des structures de production du cinéma, de la radio et de la télévision qu’archive spécialement l’Ina13, ceux-ci, même diffusés à profusion sur le web, restent à l’état de traces, le plus souvent publiés en extraits, éparpillés, très rarement décrits ou indexés, et finalement traités. Aussi, dans le cadre de la recherche scientifique, comment intégrer, traiter, structurer, citer les archives numériques et audiovisuelles ? C’est à cette reconnaissance des archives audiovisuelles, de leur importance comme de leur valeur dans la constitution des patrimoines comme des corpus, qu’elles émanent de structures de production ou non, de la nécessité de leur structuration, de leur description, de leur citation que nous avons certainement tenté de répondre14.
Plus spécialement, c’est aussi tenter de répondre à l’importance, tant en quantité qu’en qualité, du document audiovisuel dans le champ des arts vivants, de ses usages diversifiés, pour la transmission, la création, la médiation, la formation, la réflexion ou la recherche. Dans le champ du théâtre, de la danse, de la performance, l’audiovisuel (le cinéma, la vidéo et l’enregistrement sonore) représente, en plus de l’importante transmission « corps-à-corps », une source sans précédent pour la constitution de traces et de documents de promotion, de création ou de médiation dont se sont immédiatement saisis les artistes. Ainsi particulièrement, de la vidéo-trace qui participe des processus de création et de formation, à la video-document générée par les procédures de médiation et de promotion du spectacle vivant (captations de spectacles, de conférences dansées, documentaires, teasers) en passant par la video comme medium telle que se la sont appropriés les artistes de l’art performance ou les chorégraphes par la « vidéodanse » (comme on le voit particulièrement à l’œuvre dans FANA dans le fonds Dominique Bagouet et Mark Tompkins), les documents audiovisuels dans le champ de la danse et des arts vivants prolifèrent. Il n’empêche qu’au regard de cette prolifération, que « l'archive » et spécialement l'archive audiovisuelle dans les arts vivants, dans sa triple dimension de conservation, de structuration et de diffusion, peine à se réaliser.
15. Porté et coordonné par la Maison de la Danse de Lyon en partenariat avec le Centre national de la danse et ouvert en 2011, le site Numeridanse.tv, vidéothèque internationale de danse en ligne a été imaginé par le réalisateur Charles Picq, décédé en 2012. Le site offre actuellement la consultation d’un « catalogue » de plus de 2000 vidéos liées à la danse et l’art chorégraphique, le plus souvent en extraits, met à disposition une quarantaine de « collections » réalisées autour et par la contribution de diverses structures (Centres chorégraphiques nationaux, festivals, producteurs, théâtres, compagnies ou institutions) et propose de nombreux contenus à visée pédagogique par thématiques, http://www.numeridanse.tv/fr/, consulté le 21 décembre 2017.16. Ouvert en 2013, le site En scènes - Le spectacle vivant en vidéo est un site de l’Ina, consacré au spectacle vivant. Le théâtre y tient une large place à côté de l’opéra, la danse, le cirque, les arts de la rue, les marionnettes, le mime. Il est le résultat d’un travail de trois ans à la demande du ministère de la Culture. Il propose un millier de vidéos (environ 400 heures) - des formats courts (800 extraits vidéo), des intégrales (une centaine), des grands entretiens (une soixantaine). Il offre plusieurs types d’accès : fresque chronologique, accès géo-localisé, approche thématique, http://fresques.ina.fr/en-scenes/accueil, consulté le 21 décembre 2017.Notons malgré tout qu’en matière de constitution de collections et de diffusion du document audiovisuel, le champ de la danse particulièrement bénéficie en France d’une situation exceptionnelle : ainsi des politiques d’archivage et de numérisation ont été insufflées par le ministère de la Culture depuis le milieu des années 2000, des actions importantes de récolte, d’inventaire de fonds et de catalogage ont été réalisées (par le Centre national du cinéma et de l'image animée avec le catalogue CNC-Images de la culture, par la Cinémathèque de la danse, par la Bibliothèque nationale de France-Département Arts du spectacle et aujourd’hui plus largement par le Centre national de la danse) et enfin, en plus des nombreux sites créés par les artistes pour la promotion de leurs travaux relayant sur le web des extraits vidéo , des sites-ressources ont été dédiés spécialement à la diffusion en ligne des documents audiovisuels : ainsi, outre FANA Danse et Arts vivants, le site Numéridanse.tv15 initié par Charles Picq, porté et coordonné par la Maison de la danse, ouvert en 2011, présentant la vitrine de plus de 2500 vidéos de danse, le plus souvent en extraits, assorties actuellement d’offres pédagogiques, mais aussi pour le spectacle vivant, le site de l’Ina En Scènes - Le spectacle en vidéo16 ouvert en 2013 présentant plus de 800 extraits vidéos et plus de 100 intégrales, liés pour la majeure partie au théâtre, accessibles aussi selon des approches thématiques. Notons encore que les plateformes YouTube, Dailymotion et Vimeo concourent largement à la diffusion des vidéos du spectacle vivant sur le web, sans pour autant, construire aucune politique d’indexation, de description, de structuration, ni bien sûr de conservation.
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17. BENJAMIN Walter, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, Lionel Duvoy (trad.), Paris, Allia, 2003.18. BOURRIAUD Nicolas, Postproduction – La culture comme scénario : comment l’art reprogramme le monde contemporain, Dijon, Les presses du réel, 2004.19. DESPRÉS Aurore, « Refaire. Showing re-doing. Logique des corps-temps dans la danse-performance » in A. Després (dir.), Gestes en éclats. Art, danse et performance, coll. Nouvelles scènes, Les Presses du réel, Dijon, 2016, p. 367-390.20. Voir entre autres multiples ouvrages sur cette question : BARBÉRIS Isabelle (dir.), L’archive dans les arts vivants. Performance, danse, théâtre, op.cit. ; PISANO Giusy (dir.), L'ARCHIVE-FORME, Création, Mémoire, Histoire, Champs Visuels, 2014, L’Harmattan ; Anne BENICHOU, Recréer/Scripter, mémoires et transmissions des œuvres performatives et chorégraphiques contemporaines, Dijon, Les Presses du réel, 2015.
Le quatrième axe problématique est lié, pour le dire très vite avec Benjamin, à la question de « l’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique17 », la reproductibilité s’exprimant aujourd’hui non seulement dans l’ère de l’image mais encore dans celle du numérique. Si Benjamin désignait la singularité de l’œuvre d’art par son « aura » en même temps que sa « perte » à l’ère de sa reproductibilité, il ouvrait en même temps sur ce phénomène esthétique majeur qui imprègne les arts au tournant du XXe siècle : le montage à l’heure des productions sérielles. À l’ère du numérique, ce sont encore ces potentiels du montage que s’approprient les artistes par un usage démultiplié de l’archive et du document dans les créations artistiques, ouvrant, au seuil des années 1990, ce que Nicolas Bourriaud a appelé l’ère de la post-production18 ou ce que l’on nomme plus largement, le tournant archivistique dans les arts (archival turn). Ainsi, les multiples phénomènes de référence, citation, copie, pastiche, parodie, reprise, recyclage, sampling, reenactement, recomposition, réactivation, reconstitution, restauration, restitution, rétrospective, « catalogue raisonné », réinvention composent ces « gestes artistiques du RE-19 » qui jaillissent, entre instant et durée, sur les tranches du passé, dans le présent d’un devenir. L’artiste se fait chercheur, historien, anthropologue ou archiviste de quelques manières, et la frontière entre « arts de l’archive » et « archives de l’art » mais aussi entre trace, document et archive tend à se brouiller20. C’est finalement d’une situation hyperarchivistique dans les arts dont nous voudrions parler aujourd’hui tant ces dispositifs de création s’exposent en affirmant aussi leurs hypertextualités. À l’orée du XXIe siècle, notons que l’enjeu esthétique et politique importe : il ne s’agit non pas tant, dans une logique patrimoniale, de reproduire, conserver, sauvegarder l’archive ou même de perpétuer une tradition ; il ne s’agit pas tant à l’inverse, comme la logique capitaliste de production des œuvres d’art le formule au XXe siècle, d’inventer sans cesse sur le mode du présent, du nouveau, de la productivité et de la création individuelle, mais bien de réinventer diversement un geste artistique à partir de ses mémoires, de ses histoires, de ses traces, documents et archives dans une dimension proprement collective, multiplement temporelle et située de la création.
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21. Voir POUILLAUDE Frédéric, Le désœuvrement chorégraphique, Étude sur la notion d’œuvre en danse, Paris, Vrin, 2009.22. « L’être de la performance devient lui-même par la disparition », PHELAN Peggy, « The Ontology of Performance : Representation without Reproduction » in Unmarked. The Politics of Performance, Londres, Routledge, 1993, p. 146.23. Voir SCHNEIDER Rebecca, « Performance remains » in Performance Research, 6/2, 100-108 ; GUERLAC Suzanne, Thinking in Time : An Introduction to Henri Bergson, Cornell University Press, 2006 ; AUSLANDER Philip, Liveness: Performance in a Mediatized Culture, Second Edition. By Philip Auslander. New York: Routledge, 2008 ou DIDI-HUBERMAN Georges, L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Éd. de Minuit, coll. Paradoxe, 2002.24. Voir LES CARNETS BAGOUET, La passe d’une œuvre, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2007 et LAUNAY Isabelle, Poétiques et politiques des répertoires. Les danses d’après, I, coll. Recherches, Pantin, Centre National de la Danse, 2017.25. Voir LEPECKI André, « Le corps comme archive : volonté de réinterpréter et survivances de la danse » in Anne BENICHOU, Recréer/Scripter, mémoires et transmissions des œuvres performatives et chorégraphiques contemporaines, op.cit., p. 33-70 ; VAN IMSCHOOT Myriam, « Rests in Pieces. Partitions, notation et trace dans la danse » in Multitudes 2005, (n°21), p. 108.26. BUTLER Judith, Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, Paris, La Découverte, 2010, p. 54.27. KLEIN Naomi, La stratégie du choc, Paris, Actes Sud, 2013.28. Ainsi, sont considérés comme éligibles au titre de Patrimoine Culturel Immatériel (PCI) « les traditions ou les expressions vivantes héritées de nos ancêtres et transmises à nos descendants comme les traditions orales, les arts du spectacle, les pratiques sociales, rituelles et événements festifs, les connaissances et pratiques concernant la nature et l’univers ou les connaissances et le savoir-faire nécessaire à l’artisanat traditionnel », https://ich.unesco.org/fr/qu-est-ce-que-le-patrimoine-culturel-immateriel-00003, consulté le 5 novembre 2017.29. Voir DESPRÉS Aurore, « Refaire. Showing re-doing. Logique des corps-temps dans la danse-performance », op.cit.
Le cinquième concerne la question des conditions de possibilité de penser l’archive dans les arts vivants, du théâtre, de la musique, de la danse, de l’art performance. Comment en effet archiver ce qui fait l’objet et le sujet même des arts vivants, c’est–à-dire un geste ? Au regard de leur caractère éphémère, les œuvres vivantes ne participent-elles pas d’une logique de « désœuvrement21 » où la disparition constitue leur « être22 » même ? Peut-on penser pourtant que les gestes « perdurent » de quelques manières, en « survivances » ou en « vivances »23, ce d’autant lorsqu’on pense à l’évidence des transmissions des gestes dans le champ des arts de la scène ? Peut-on considérer le corps comme une « archive », comme l’ont pensé de manière inaugurale les danseurs des Carnets Bagouet24 et de nombreux théoriciens de la danse25 ? In fine, est-il possible de penser des archives du geste ? Le champ problématique - philosophique, esthétique, politique, épistémologique, économique -, reste immensément ouvert tant la condition de possibilité d’« archives du geste » tient, par définition, au commencement d’un regard porté sur la valeur des gestes et des corps. Car si des traces matérielles des gestes existent partout, si encore de multiples documents écrits ou audiovisuels en attestent quelquefois très précisément, ces « archives du geste » restent à constituer en tant que telles. Dans une configuration à la fois technique et politique, éthique et juridique, esthétique et sociale, la question que pose Judith Butler, « qu’est-ce qui permet à une vie de devenir visible dans sa précarité et son besoin d’être mis à l’abri ?26 », nous paraît cruciale concernant ces conditions de possibilité des archives du geste : qu’est-ce qui fait qu’un geste est reconnu comme un geste digne d’être pleuré au point de participer à la construction des mémoires, des histoires, des traces et des archives ? Existe-t-il ou non des « cadres de reconnaissance » de la valeur du geste ou de la gestualité des corps ? (outre ceux de leurs captures audiovisuelles en continu à des fins de contrôle et de surveillance pour constituer au besoin des archives de la preuve dans une « stratégie du choc27 » ? ; outre celui, plus récent encore, de l’enregistrement de nos gestes « numériques », du nombre, du rythme, des lieux de nos clics sur nos « bureaux » à des fins commerciales). En réponse à cette question, la création du Patrimoine Culturel Immatériel (PCI) par l’Unesco à la fin des années 1990, quoiqu’elle constitue une avancée remarquable en la matière, n’y serait suffire, ce d’autant que s’y loge intrinsèquement le danger de muséification des traditions orales, des pratiques sociales comme des arts de la performance28. Ainsi, le « tournant archivistique » dans les arts dont nous parlions plus haut, activé spécialement dans les arts de la performance, des gestes et des corps, ouvre des questions particulièrement vives et fécondes : dans une hétérogénéité de créations où la frontière entre « performer l’archive » ou « archiver la performance »29 se fait bien poreuse, les artistes opèrent une véritable mutation de l’archive pour l’entendre ici qu’à la mesure de sa dimension performative d’être une recréation, une archive tournée vers l’avenir, une « archive vivante » comme d’aucuns peuvent la revendiquer. Ainsi, la rencontre de « l’archive » et du « geste » place au centre la création qui les génère.
C’est bien à la croisée de l’ensemble de ces cinq champs et chantiers de questions que nous avons travaillé à la constitution de la plateforme FANA Danse & Arts vivants.
Fruit d’une dizaine d’années de travail, la plateforme, lancée en 2014 et dans cette nouvelle version en 2018 avec quatre fonds de chorégraphes, s'est d'abord construite et modélisée à partir du travail engagé, avec Anne Abeille, sur le fonds réunissant les archives audiovisuelles de la Cie Dominique Bagouet et celles des Carnets Bagouet, association de danseurs qui, à la suite de la mort du chorégraphe des suites du Sida en 1992, décident de transmettre, de manière inaugurale pour une compagnie de danse contemporaine, les œuvres de Dominique Bagouet en ce qu'ils appelleront des « passations » à toute personne ou groupe intéressé de les danser, et ce jusqu'à ce jour. En invitant de nombreux artistes, danseurs et amateurs à la « reprise » de pièces, les Carnets Bagouet seront, à plusieurs égards, le déclencheur du « tournant hyperarchivistique » dans l’art chorégraphique et leurs influences est encore notable sur les productions artistiques aujourd’hui. Comme l’écrit Isabelle Launay :
« Les archives des Carnets sont étonnantes à maints égards, notamment par leur qualité et leur quantité. Nous ne connaissons pas à ce jour de fonds équivalent dans le monde, en mesure de témoigner de cette façon du travail sur le devenir d’une œuvre chorégraphique30 ».
Ce qui frappe en effet, de la reprise à la recomposition créatrice en passant par l’hommage, c’est cette ouverture des danseurs des Carnets Bagouet pour inventer leurs « corps d’archives » en même temps que de porter leur attention à toutes les traces matérielles et de soumettre en générosité l’ensemble de l’œuvre-archive à l’altération, multiple, inépuisée, ce jusqu’à aujourd’hui. Il s’agissait en effet non pas de couper une relation comme « de passer à autre chose », mais de prolonger une relation et de « passer de l’autre à l’autre ». Ce qui frappe aussi, c’est leur agentivité à une fabrique de l’archive : l’assertion de Catherine Legrand, « Les archives, c’est nous31 ! », lors du séminaire États des lieux tenu en 2003, y apparaît en effet tout à fait emblématique. Dire « Les archives, c’est nous ! », c’est renverser les logiques de la disparition et de l’inscription, les catégories du pérenne et de l'éphémère dans les arts vivants, c'est affirmer les corps et la mémoire des corps comme les lieux même de la sédimentation, de la propagation et de la circulation culturelle, c'est encore connecter directement le passé (les archives) au présent pour ad-venir en exclamation, c'est enfin ouvrir politiquement et esthétiquement sur le collectif, le multiple, l'altérité d'un « nous » qui est aussi, extensivement, nous tous qui, en potentiel, fabriquons l’archive.
À cette jonction, celle précisément de notre rencontre en 2006 avec Anne Abeille, alors coordinatrice des Carnets Bagouet, FANA Danse & Arts vivants s'inscrit et inscrit directement une volonté, sur fond de désir partagé entre les artistes et les chercheurs, d'engagement dans les enjeux de l'histoire, de la mémoire et du parti-pris conscient de participer à la propagation et la circulation culturelle des gestes en des chaînes incessantes de traduction, d'interprétation, de création et de recréation.
À cette jonction encore, il nous apparaît fondamentalement que l’usage de l’archive dans les arts comme dans la recherche renvoie en premiers ressorts à ce « goût de l’archive » et à son « discours inachevable sur l’homme et l’oubli, l’origine et la mort32 » dont parle Arlette Farge. La « fabrique de l’archive » s’entend donc ici d’une compréhension voire d’une restitution de l’archive saisi comme un matériau sensible33 dans tous les sens du terme. Aussi, même dans le champ des nouvelles technologies, nous pourrions qualifier notre démarche d’« artisanale », tant elle est proche de son matériau pour en chercher la forme, tant elle est attentive à la sérendipité du « bricolage » cher à Lévi-Strauss, à la recherche scientifique et aussi à la création artistique. Ainsi, le parti-pris d’une conception de l’archive comme matériau sensible tournée vers le devenir paraît tout à fait principielle à notre démarche.
À ce titre, on ne saurait en effet que trop insister sur ce fait : créer un fonds d’archives ou archiver n’est pas seulement une affaire de répétition ou de documentation mais bien de construction, de mise en récit voire d’invention. Comme l’écrit Isabelle Barbéris :
« Archiver une œuvre est sans doute une manière de la conserver, mais d’abord une façon de la réécrire, et tout geste archivistique, aussi revendiquée soit son objectivité, contient la matrice d’une re-création34 ».
Il est clair que l’archivage entraîne une transformation qualitative des documents ou données et engage tout un ensemble d'activités de classification (ou déclassification), de description (ou de redescription), de découpage (ou de redécoupage), de contextualisation (ou de décontextualisation), d'écriture (ou de réécriture), de publication (ou de republication) éditoriale. À la frange d’une création conceptuelle et technique, tissée, dans sa forme même, par la teneur de ses contenus, la plateforme FANA se conçoit donc d'emblée dans cette conscience que l'archive, et ici expressément numérique, crée un métalangage, une métatextualité où la donnée s'y trouve redonnée autrement. L’archive est à ce titre non seulement un objet à interpréter mais aussi un objet qui interprète.
Plus même, à l’instar de Yvon Lemay et Anne Klein pour la discipline archivistique ou même de Philippe Artières pour celle de l’histoire35, nous pensons que la dimension de création à partir de ce matériel sensible que sont les archives doit être intégrée à ce point, comme l’ont opéré les artistes avec l’archival turn et comme nous l’ont insufflé directement Les Carnets Bagouet pour l’émergence de FANA, de penser « les archives à des fins de création » et de réaliser la création « comme une forme d’exploitation courante des archives » :
« En effet, à partir du moment où l’on prend en considération la création comme une forme d’exploitation courante des archives, le domaine archivistique se transforme complètement. Le cadre de référence servant à justifier l’utilité des archives, les fonctions qu’elles remplissent, l’importance des conditions d’utilisation, leur rapport à la mémoire tant individuelle que collective, la conception même des archives et de leur cycle de vie changent du tout au tout36. »
Ainsi, dans le contexte de l’apparition en ligne de « vastes corpus de données, rarement structurées, souvent agrégées37 » décrits par Szoniecky, de la diffusion de milliards de vidéos bien trop rarement décrites et encore de la sous-exploitation des outils numériques à des fins de création à partir du matériel d’archives, ce sont les dimensions conjointes de structuration et de précision dans l’indexation et dans la description, ainsi que d’ouverture sur les possibilités numériques d’outils d’exploitation, de recherche et de création, qui nous apparaissent importantes et opportunes.
Au titre de l’importance de la structuration des archives, la dimension de fonds nous paraît spécialement opératoire. Si l’« archive » correspond d’abord à un statut, à une constitution au sein d’un ensemble qui lui donne sens, des « fonds » d’archives plutôt que des « banques de données », nous paraissent urgents d’être davantage considérés sur le web, sans empêcher l’interopérabilité. Nous pensons aussi qu’il importe que ces activités de structuration intègrent les spécificités des données comme celle des usages multiples des différents acteurs et qu’elles doivent, dans la mesure du possible, se donner en transparence, s’afficher tout au moins, sinon que de pouvoir être abondées, discutées ou critiquées en crowdsourcing.
Au titre de l’importance de l’usage des archives par les acteurs, force est de constater que, tellement axées sur la diffusion et la lecture des archives ou même sur les interactions possibles d’écriture collaboratrice des acteurs – qui émergent timidement pour la question de l’archivage38 –, les potentialités des technologies numériques sont finalement et généralement sous-exploitées en termes de possibilités d’exploitation des documents, alors qu’elles pourraient bien justement apporter des outils dynamiques d’exploration, d’analyse, de visualisation, de comparaison voire même de recréation et de montage de documents à partir de ces archives pour de multiples usages (de recherche, de création, de pédagogie ou de médiation culturelle).
Au final, sous le signe du double jeu continuel souligné par Jacques Derrida, il s’agit bien de réaliser et de mettre à jour non seulement une « mise en ordre » mais surtout, et de manière expresse lorsqu’il s’agit d’« archives vivantes », de suivre cet « ordre de faire mouvement »39.
Après ces préliminaires sur nos conceptions d’une « fabrique de l’archive » et en guise de réponses circonstanciées aux vastes questions que nous avons posées, la plateforme FANA Danse & Arts vivants s’avance en un modèle innovant mettant en œuvre trois partis-pris majeurs :
le premier consiste à penser le phénomène de remédiatisation du « fait artistique » dans les arts vivants.
40. AGAMBEN Giorgio, Moyens sans fins, Notes sur la politique, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2002.Lié à un « acte » ou à un événement, qu’il soit de théâtre, de danse, de musique, de performance, de cirque, d’opéra ou autres, qu’il soit spectacle, manifestation, séance, répétition, formation, médiation, conférence, lecture ou autres, nous constatons que les archives des arts vivants (qu’elles soient matérielles ou immatérielles, audiovisuelles, écrites, orales-corporelles ou d’objets) n’existent que médiées… soit par elles-mêmes (en ce que le « geste » puisse se définir selon Agamben comme la « médialité40 » même), soit par d’autres supports matériels ou filtres de traduction. Nous pensons alors que la conception d’archives dans les arts vivants se doit d’inclure ce phénomène de remédiatisation en affirmant, sans se recouvrir, deux items de « données » : celles liées à la nature du DOCUMENT mais aussi celles de L’ACTE ARTISTIQUE documenté. Ainsi, la structuration de FANA déploie, en un modèle relationnel, une double description des documents qui sépare, pour mieux les connecter, les données audiovisuelles (fiche document), des données artistiques liées à l’acte ou au contenu documenté (fiche artistique).
le second vise à penser la multiplicité et le devenir des œuvres dans les arts vivants.
Il s’agit là de considérer la multiplicité des interprétations et des ré-interprétations à l’œuvre dans les arts vivants et de concevoir comme opérante l'idée d'une « ŒUVRE DE RÉFÉRENCE ». En intégrant la dimension proprement collective, dynamique et mouvante des œuvres, le concept d’« œuvre de référence » s’avance comme une porte d’entrée ouvrant sur tous les actes artistiques (les différentes actualisations, interprétations, versions ou adaptations d’une œuvre) et sur tous les documents audiovisuels les relatant (navigation par auteurs et par navigation par œuvre de référence).
le troisième insiste sur l'urgence et la nécessité d’une description adaptée, précise et détaillée des documents et de surcroît des documents audiovisuels qui n’empêche pas l’interopérabilité des écosystèmes de connaissances, et donne l'importance à la possibilité de construire, avec et par le numérique, de multiples outils d’exploitation, de visualisation, de citation, d’analyse, de création et de montage des documents qui intègre les spécificités des données comme celle des usages multiples des différents acteurs (outils de tri, de dénombrement, de citation, de partage, de sélection, outils de visualisation et de comparaison des vidéos sur un « bureau virtuel » et, à l’étude, outils de montage de documents virtuels).
En fait, par leur exceptionnelle ampleur, durée et diversité, les traitements des fonds Bagouet-Carnets Bagouet, d’Ingeborg Liptay, d’Olivia Grandville et de Mark Tompkins mettent véritablement à jour l'impossibilité de penser la clôture d'un « fonds » ou d'une « œuvre » dans le champ des arts vivants sur UN auteur, tant celle-ci est collective ; ni encore sur le seul fait artistique du seul « spectacle », tant le fait artistique se réalise au travers d’une pluralité d’actes et de pratiques artistiques (de création, de transmission, de formation, de production, de diffusion, de promotion, de médiation, d’évaluation institutionnelle, de recherche, de critique, etc.) et se tresse aussi de multiples autres formes de création artistique (des films, des performances, des événements, des albums musicaux, des livres, etc.) ; ni même enfin sur la conception d'une « œuvre » considérée comme une matérialité unique et stable, tant l'œuvre dans les arts vivants ne cesse d'être interprétée et réinterprétée, médiatisée et remédiatisée.
C'est donc globalement à ces conceptions du décentrement et de la démultiplication de l'auteur, de l'œuvre, des formes et des faires artistiques, et à cette importance des relations entre les auteurs, les œuvres, les fiches et les documents que répond le modèle que propose FANA en une structure elle-même décentrée, arborescente et relationnelle, complexe et rhizomatique.
Entre Documents et Actes artistiques, entre navigation par Auteurs et navigation par Œuvres de références, entre descriptions détaillées de Fiches document et de Fiches artistiques, entre Outils d’exploration, de recherche, de tri, de classement, de dénombrement, de citation et de partage des vidéos en intégral ou en extraits et outils de visualisation et de comparaison des documents, le modèle de structuration de FANA Danse & Arts vivants présente donc globalement, dans un modèle arborescent et relationnel, une structure réticulaire et labyrinthique où s'ouvrent de multiples parcours et recherches rendus possibles.
2. Penser la remédiatisation de l’archive numérique audiovisuelle dans les arts vivants
(relations entre des Fiches document et des Fiches artistiques ;
classement par Type de document et Type d'acte)
Lorsqu’en 2007, je recevais l’ensemble des documents et les fichiers qu’Anne Abeille avait composé, la première question, essentielle il me semble, fut posée : de quelle nature sont ces données ? Sont-elles des données de l’ordre du « chorégraphique », comme l’avançait de manière privilégiée Anne Abeille en considérant les documents audiovisuels avant tout comme des « traces » des événements chorégraphiques ? Ou alors étaient-elles proprement, seulement et avant tout des données audiovisuelles ? La réponse à cette question est de taille car elle engage non seulement toute une conception de l'archive en danse mais aussi toute la structuration des données et donc toute la construction de la ressource.
Car, soit de l'une ou de l'autre, la conception de la donnée prononce déjà toute la textualité métalangagière qui s'inventera pour constituer les métadonnées descriptives des documents. Pour simple exemple : qui est l'auteur de l'archive numérique audiovisuelle en danse ? le réalisateur vidéaste du document ? ou le chorégraphe ? Notons combien l’idée d’une juxtaposition co-auctoriale pour décrire l’archive en danse n’est pas intégrable en tant que telle dans le modèle international de métadonnées permettant l’indexation des ressources numériques qu’est le Dublin Core : l’élément de description « creator » appelle le réalisateur du document audiovisuel tandis que le chorégraphe se voit renvoyé au champ de description facultatif nommé « contributor ».
À cette question, FANA a répondu très vite que si les données sont avant tout de nature audiovisuelle, elles ne le sont « pas seulement », en ce qu'elles s'avancent ancrées dans des faits de nature chorégraphique, théâtrale, musicale ou plus globalement artistique, qui s'y donnent tout aussi bien. Ainsi, il s'agit de penser et de réaliser ce qu'il semble important pour la conception de l'archive audiovisuelle de danse (et tout aussi bien de tous les arts vivants) : non seulement ici sa double nature d'être audiovisuelle ET chorégraphique mais plus précisément d'être le fait de plusieurs remédiatisations qui l'englobent. Le « fait chorégraphique » dans l'ensemble de ses possibles actions, pratiques et activités, comme beaucoup d'autres actes d'ailleurs, est alors sujet d'une remédiatisation audiovisuelle, c'est-à-dire d'un transfert des formes et contenus d'un médium vers un autre, et qui de surcroît l'interprète41. Ainsi, dans le tissage des textualités, et plus largement pour le champ des arts vivants, les actes, les gestes et les paroles qui constitue globalement l’acte filmé, enregistré, documenté peut être considéré comme une infradonnée ou une protodonnée de la donnée audiovisuelle et, en cela, ne peut être évacué de la donnée qui l'englobe. Il s'agit aussi et par là de considérer que les documents audiovisuels sont construits sur des gestes du voir et de l’entendre et participent aux traductions à l'œuvre de nos actes, faits et gestes. Il s’agit, peut-être par là aussi, de déconstruire les nombreux discours que l’on trouve en usages dans les champs artistiques, scientifiques, pédagogiques ou critiques assimilant en correspondance directe et implicite UN spectacle à UNE vidéo ou inversement42. C’est certainement ce parti-pris explicite de séparation des données « audiovisuelles » des données « artistiques » qui apparaît crucial et très significatif des partis-pris de structuration de FANA Danse & Arts vivants.
Mais, plus encore, lorsque nous créons une archive numérique audiovisuelle, loin d'une archive audiovisuelle qui surgirait de ses cendres en toute virginité, nous remédiatisons encore la donne, non seulement en numérisant les données audiovisuelles, en les encodant et en les réencodant dans un format dédié aux diffusions, mais encore en les décrivant et donc, du modèle de la base de données à l’interface, en interprétant encore la protodonnée et la donnée par des métadonnées.
Ainsi, la double remédiatisation de l’archive numérique audiovisuelle dans les arts vivants :
L’acte ou l’événement prenant place dans le champ des arts vivants est donc ici l'objet d'une double remédiatisation : remédiatisation audiovisuelle ET remédiatisation numérique que nous avons choisi de réaliser non seulement sur les « données » audiovisuelles mais aussi sur les « protodonnées » de l’acte/événement.
Il nous est alors apparu crucial, en disruption avec d’autres indexations, de considérer ainsi que la description des documents se devait d’être délibérément double : en visant la description d’une part, des données audiovisuelles par la réalisation d’une « fiche document » ET d’autre part, des protodonnées de l’acte/événement prenant place dans le champ des arts vivants par la réalisation d’une « fiche artistique ». Il s’agit bien là de structurer l'archive audiovisuelle pour les arts vivants en insistant sur la séparation et la connexion de l’ensemble des données, celles liées aux contenants et celles liées aux contenus, qu’elle renferme en son sein. FANA propose donc une double description des données audiovisuelles dans les arts vivants sans hiérarchisation entre le contenant et le contenu, sans omission, absence ou déni de l'un ou de l'autre (même si son remplissage peut être inachevé) et sans amalgame.
Double description des données de l'archive audiovisuelle pour les arts vivants
En mettant en place un modèle relationnel qui permet d’opérer des liens entre ces types de description, le modèle FANA présente alors cette spécificité d'afficher pour la description du document DEUX TYPES DE FICHES séparées et articulées entre elles : une Fiche document (pour la description du document audiovisuel dans ses aspects filmiques, vidéographiques ou sonores) et une (ou plusieurs) Fiche artistique (pour la description de l’acte-événement présentant, par exemple et a minima lorsqu’il s’agit d’un spectacle, l’ensemble des personnes qui y ont contribuées) à laquelle le document peut être lié. A l’inverse, une fiche artistique peut être liée à un ou plusieurs documents. Cette séparation des données audiovisuelles des données artistiques s’envisage que pour mieux connecter les contenants ou supports audiovisuels des contenus ou actes artistiques documentés.
Double description du document
En vertu de ce même principe de considération de la remédiatisation audiovisuelle des arts vivants, il nous ait apparu également nécessaire de qualifier les types des documents audiovisuels et des actes artistiques en deux séries séparées, sans hiérarchie :
le Type Document. Série précisant le type audiovisuel décliné pour l’heure en 10 items : « captation », « adaptation », « fiction », « documentaire », « documentaire-fiction », « compilation », « enregistrement sonore », « diaporama », « non-filmé », « document inexistant dans le fonds ».
le Type Acte. Série précisant le contenu de « l'acte » enregistré ou filmé et relevant ici précisément des formes et des pratiques artistiques c'est-à-dire extensivement de l'ensemble des diverses activités générées par le champ des arts vivants, décliné pour l’heure en 11 items : « spectacle », « répétitions », « film », « performance », « projection pour la scène », « concert », « album musical », « émission de télévision », « médiation », « formation », « promotion ». Notons que ce « Type acte » est aussi bien sûr à l’œuvre pour décrire les « actes artistiques ».
Ces deux types, mentionnés sur chaque fiche document, apparaissent, non pas amalgamés, mais côte à côte, par exemple : « Spectacle, Captation » ; « Performance, Adaptation ; « Médiation/Documentaire » ou « Formation, Documentaire », etc.
Alors même que d'autres indexations mixent ces unités descriptives entre elles ou les confondent aussi (en choisissant par exemple la dénomination « spectacle filmé »), la séparation des formes liées au champ audiovisuel de celles liées au champ des arts vivants employant leurs vocabulaires propres pour y décrire leurs actes respectifs, sans hiérarchie, ni amalgame nous est apparue au contraire impérieuse pour pouvoir s'articuler et considérer justement que l'une ne parle pas nécessairement des formes ou des intentions de l'autre.
Par des outils de regroupement, tous les documents peuvent être classés selon ces types d’acte et ces types de document (avec les outils de tri par types de document et par type d’acte) ou sont dénombrés comme le propose directement l’interface par la visualisation pour chaque recherche sur l’ensemble du fonds, sur un auteur ou sur une œuvre, du nombre de « spectacles », de « films », de « médiations », de « répétition », etc., ou de « captations », de « documentaires », de « non-filmé », etc.
Avantages de la double description des documents dans le modèle FANA
Ce choix de différencier, pour mieux les connecter, les données liées au document audiovisuel des données liés aux actes artistiques s'avère véritablement fructueux et pertinent. Son principal avantage tient bien sûr dans la justesse et la finesse des descriptions des contenus enregistrés ou filmés et donc des données artistiques qu’il permet : de cet.te éclairagiste à cet.te auteur de la musique, ce sont bien les personnes, les lumières et la musique d’un « spectacle » (de l’ordre de l’acte) dont il s’agit, et non pas celles qui pourraient être liées à une réalisation audiovisuelle (de l’ordre du document). Les métadonnées sont donc spécifiées ici précisément et pertinemment à leur juste place. Ces séparations et articulations des formes audiovisuelles et chorégraphiques-théâtrales-musicales-performatives et de leurs indexations employant leur vocabulaire propre sont apparues fructueuses et pertinentes afin d’éviter, comme dans d’autres indexations ou descriptions d’archives de la danse notamment mais aussi du théâtre, que les données d’un médium ne recouvrent l’autre, la surexpose ou au contraire l’efface même par endroits ou alors qu’elles ne s’y confondent.
L’autre bénéfice majeur de cette double description tient aussi à son économie, à sa souplesse et à son dynamisme dans le cadre d’un modèle relationnel liant les fiches document aux fiches artistiques : une fiche artistique peut être liée à UN OU PLUSIEURS documents et, réciproquement, un document peut être lié à UNE OU PLUSIEURS fiches artistiques, sans que ne soient répétés par leur réinscription les métadonnées qu’elles contiennent. Ainsi, comme dans les cas d'un documentaire, d'une compilation, d’une promotion qui peuvent contenir plusieurs extraits de captations de spectacles différents, ces documents audiovisuels se voient liés alors à plusieurs fiches artistiques qui les informent de leurs contenus.
Pour seuls exemples ici parmi de très nombreux, la fiche du document Compilation 1993-200743 du fonds Mark Tompkins est associé aux 8 fiches artistiques des pièces qu’il présente. Inversement, la fiche artistique de Jours étranges de Dominique Bagouet présentant la première représentation du 4 juillet 199044 est liée à 8 fiches documents (3 captations du spectacle, 3 captations des répétitions, 2 médiations type documentaire). De même, il parait utile et pertinent que la captation d’une session de formation en lien avec la création d’un spectacle soit référée, pour information de ses déclinaisons pédagogiques, à cette même fiche artistique. Notons ici que tous les documents ne sont pas reliés systématiquement à une fiche artistique, puisque tous les actes filmés ne ressortent pas d'une description d’un acte artistique spécifique relevant proprement du fonds de l’artiste et de sa compagnie. Ainsi, le cas parmi d’autres des deux Séances de travail sur Bagouet dans le fonds Olivia Grandville qui si elles participent du travail de la danseuse-chorégraphe ne sont reliés à aucun acte artistique spécifique de la Cie La Spirale de Caroline45.
Mais, son intérêt le plus grand, il nous semble, réside dans le fait de pouvoir publier des métadonnées artistiques sans que pourtant un document audiovisuel existe à son sujet. En clair, cette double description permet donc de faire exister les actes artistiques même en absence de documents audiovisuels. Aussi, pour ce qui pourrait paraître étrange, FANA présente non seulement des documents audiovisuels, mais révèle aussi ces absences, ces trous dans l’archive qui apparaissent lorsque le spectacle n’a pas été filmé ou que ces films ne figurent pas dans le fonds. Ainsi, FANA affiche alors aussi bien des documents audiovisuels que l'Absence de documents : soit que le Document soit Inexistant dans le fonds ou que le Spectacle ait été Non filmé, absences donc qui marquent ces trous de l'archive audiovisuelle au regard d'une création ou d'une reprise qu'une fiche artistique renseigne néanmoins.
Plus largement, que ces actes ou ces événements aient été filmés-enregistrés ou non, qu’ils participent du fonds ou non, nous voudrions pointer combien ce modèle de double description des documents de FANA permet d’indexer les actes et les gestes, de matérialiser en sorte ce qui ressort de l’éphémère par une simple écriture numérique, de les faire exister donc de quelques manières, en leur donnant, sinon ce statut de quasi-document, un mode d’existence par la présence d’une simple fiche, détaillée et précise, en les réinventant d’avoir bel et bien existés et d’exister encore par là. Ainsi, la plupart des œuvres d’Ingeborg Liptay, mais aussi beaucoup d’œuvres de Dominique Bagouet, d’Olivia Grandville ou de Mark Tompkins sont non-filmées mais existent en tant que « actes artistiques ».
Tissé de liens multiples et complexes entre des fiches document et des fiches artistiques, le développement numérique de FANA place donc en son cœur la remédiatisation du fait artistique dans les arts vivants en fait audiovisuel et s'avance, au titre de cette double description de métadonnées, comme tout à fait exceptionnel voire complètement atypique au regard des modèles standards de catalogage qui, basés sur le document imprimé, font correspondre traditionnellement un document à une fiche (et non pas à plusieurs). Traditionnellement, ces modèles liés aux bibliothèques sont effectivement attachés d’abord aux supports c’est-à-dire aux contenants plutôt qu’aux contenus, et placent souvent la prévalence d’un médium sur l’autre dans leurs descriptions. En raison de cette multiplicité des fiches associées et dans la visée d’une interopérabilité numérique, nous avons fait ce constat que FANA ne peut être « moissonnée » par des plateformes agrégatrices sans perdre des métadonnées et encore la pertinence des relations entre ses multiples fiches. Cette perte s’avère si importante que nous avons fait le choix, dès 2015, d’assumer ce modèle relationnel de double description et de ne pas rejoindre ces plateformes à ce lourd prix.
Par contre, et alors que nous appelions plutôt à une transformation des formats, nous envisageons avec espoir aujourd’hui une interopérabilité possible au regard des mutations des modes de catalogage des bibliothèques qui a lieu depuis 2015 avec l’entrée du nouveau modèle RDA46 dont FANA, tel que nous le constatons ici, se rapproche à plusieurs titres. En effet, avec le mode RDA et les nouvelles « Spécifications fonctionnelles des notices bibliographiques » (FRBR), l’adaptation des catalogues des bibliothèques à l’environnement du web en lien avec les usages des acteurs, amène à penser non pas seulement une notice décrivant le « support de contenus » mais bien plusieurs notices en relation où le « contenu du support », c’est-à-dire « l’œuvre », ses « expressions », ses « manifestations », tient, comme dans FANA, une place centrale. En effet, l’unité intellectuelle de « l’acte » réalisé dans FANA par une « fiche artistique » nous paraît entrer en résonance avec l’entité « manifestation » du mode de catalogage RDA se définissant par des « matérialisations ou publications d’expression(s) d’œuvre(s) », tandis que l’unité « expression » résonne directement avec la remédiatisation de cette « manifestation » par l’aspect audiovisuel du document.
Comme nous en reparlerons ci-après, ce notamment au travers du concept d’œuvre de référence qui préside également à la structuration de FANA, nous pouvons dire aujourd’hui que notre modélisation présente maintenant cet ultime avantage, de pouvoir, dans une complète anticipation de cette diffusion d’un code de catalogage international qui s’y adapte, envisager, à l’avenir, des interopérabilités possibles.
Plus largement, c’est bien cette dimension des incessantes remédiatisations et réinterprétations qui nous semble importante d'être considérée épistémologiquement, esthétiquement et politiquement... ce non par précautions pour ce qui pourrait se dire de territoires, mais bien au contraire par parti-pris conscient de participer aussi à la circulation culturelle des gestes en des chaînes incessantes de traduction et d'interprétation quels qu'en soient les différents supports.
Aparté.
Entre la conceptualisation d’un modèle et sa nomination dans une interface : les « actes » en hiatus.
Au titre du phénomène de remédiatisation et ici expressément numérique, il nous paraît intéressant de mentionner la difficulté que nous avons rencontrée de la nomination dans l’interface, de ce que pourtant nous avons pourtant bel et bien clairement conçu dans le modèle de données : comment nommer et donc faire exister cette « protodonnée » liée à un ici-maintenant définitivement passé et sans matérialité autre que celle d’advenir en référence à son inscription dans un document ? Comment nommer cette « chose » qui n’est précisément pas une chose tant elle ne semble pouvoir exister comme « document » qu’en étant seulement « documentée » ? Comment nommer finalement ces « contenus filmés ou enregistrés » ?
Au tout début de notre travail de conceptualisation, nous parlions au côté de « Fiche Document » de « Fiche Spectacle » tant le « spectacle » ou la représentation apparaissait bien comme l’acte majeur dans les arts de la scène. Mais nous nous sommes bien vite aperçus du rétrécissement du champ que ce terme opérait sur la diversité des formes et des pratiques artistiques menées par les acteurs dans le champ des arts vivants, et directement du fonds Bagouet-Carnets Bagouet au fonds Mark Tompkins, en passant par ceux d’Ingeborg Liptay et Olivia Grandville, et comme nous l’avons vu au-dessus par la prise en compte des types Acte : spectacle certes mais aussi film, installation, projet site spécifique, performance, concert, etc. pour les formes, mais encore, pour les pratiques, répétitions, médiations, formations, promotions, etc.
Aussi, le terme qui nous est apparu le plus ouvert et pertinent pour parler de ces contenus filmés ou enregistrés, en ouvrant même sur des domaines qui n’émaneraient pas spécifiquement du champ artistique, est le mot « Acte » (acte ici dans son sens le plus simple d’action conçue dans une unité de temps et de sens temporel peut-être plus large et plus événementiel que cette dernière). Au regard de notre intérêt pour la conceptualisation du « geste », nous aurions pu tout autant le choisir mais celui-ci nous semblait entrer dans une proximité confuse avec le champ chorégraphique que nous traitions. Aussi, nous préférions le mot « acte » quoiqu’encore de sa proximité avec son usage bien connu dans le champ théâtral. Si le mot « actes » nous paraît encore le plus adapté pour nommer en ouverture et en diversité ces différents contenus enregistrés et filmés que dans notre modèle nous voulions faire exister, pouvions-nous utiliser ce terme tel quel dans le cadre de notre interface, ce, jusqu’à perdre leur dimension artistique et risquer l’incompréhension de ce que des « Actes » au regard de « Documents », pouvaient bien vouloir dire ?
Utiliserons-nous plutôt le terme de « Performance », qui dans le cadre anglo-saxon et des « Performances Studies », ouvre, dans une acception extensive, sur des manifestations, événements ou des « séances47 » sans nous heurter à la compréhension francophone qui est, elle, soit plus « intensive » ou plus « quantitative » ? Ou, pour éclairer ces « Actes », utiliserons-nous l’adjectif « performatif » tant ces proto- ou infra-données sont bien celles précisément d’accomplissements de paroles et de gestes ? En sachant combien la notion de « performance » comme celle de « performativité » peuvent être, par leur caractère flou et ambigu, des concepts opérateurs particulièrement féconds et heuristiques dans d’autres contextes48, nous réalisons au contraire combien le contexte d’une interface destinée à des usagers en provenance de mille champs, ne peut tolérer ici ce genre de recouvrements et de confusions sémantiques.
Substituerons-nous au mot « Acte » le terme de « Manifestation » utilisé dans le mode de catalogage des bibliothèques RDA, alors même que, ne serait-ce que du seul point de vue conceptuel, les « actes » que nous voulons prendre en compte ici peuvent être non-événementiels voire ordinaires au contraire de ceux que ces catalogues veulent bien contenir lorsque qu’ils désignent l’entité « manifestation » comme « les matérialisations ou les publications d’œuvre » ?
Préférerons-nous encore le mot « Actualisations » qui, au regard de nos conceptions bergsoniennes de l’œuvre, pourrait s’avancer comme des concrétisations d’un « virtuel » qui, par elles, s’actualise comme nous le verrons ci-après ?
Ajouterons-nous enfin à la notion d’« Acte » qui peut paraître sibylline ou absconse, cette qualification d’être plutôt, dans notre contexte, des actes de type « artistiques » et parler alors « d’actes artistiques » sans ambages ? Pourrions-nous surtout recouvrer par là un peu de simplicité au regard de ce qui ne semble pas avoir de mot, outre que compliqué, en parlant non pas de « fiche acte » mais de « fiches artistiques », appellation qui apparaît bien plus lumineuse pour orienter sur ces contenus filmés et enregistrées ?
Par souci de compréhension et après de multiples tâtonnements, consultations et hésitations, nous avons donc choisi de nommer cet ensemble « Actes artistiques » pour les raisons que cette qualification a l’avantage d’éclairer par ses connotations le champ artistique d’où on parle bien, et qu’à la formulation d’une « fiche acte » qui aurait pu apparaître encore plus sibylline ou absconse, soit bien préféré le terme dont l’intelligibilité semble acquise de « fiche artistique » pour ces mêmes raisons de clarté. Il n’empêche que, parce que nous savons bel et bien que tous ces « actes » ne sont pas forcément tous de nature artistique (ainsi un colloque par exemple ou une soirée de Noël filmée telle qu’on la trouve dans le fonds Bagouet49 qui pourraient très bien faire l’objet d’une création de fiche), qu’encore parce que les documents audiovisuels semblent exclus de cette qualification « artistique » alors qu’ils peuvent l’être tout aussi bien, nous continuerons de préférer conceptuellement, au niveau du modèle, l’unité intellectuelle « acte » renvoyant sa description à une « fiche acte » et, comme inscrit dans l’interface, à une « fiche artistique » décrit par un type « acte ».
Au terme de cet aparté, il semble bien que ces difficultés de nomination archivistique, pour ce que nous plaçons au cœur de nos investigations à savoir les gestes et les corps, soient bien symptomatiques de ce qui n’apparaît pas comme une évidence dans nos manières de penser. Les gestes, les actes et les corps seraient-ils à ce point inarchivables que d’être innommables ? Évidemment, tous nos travaux s’avancent pour dire et faire que non.
3. Penser la multiplicité et le devenir des œuvres dans les arts vivants : la notion d’« Œuvre de référence »
(navigation par « auteurs » et
navigation par « œuvres de référence »)
En plus de la double description des documents, FANA Danse & Arts vivants propose, en deux modes de navigation, une structuration par « auteurs » et par « œuvres de référence ». Il s’agit dans les deux cas de penser des unités intellectuelles desquelles puissent émerger la multiplicité et le devenir. Ce faisant, et tel que l’appelle Gilles Deleuze, il ne s’agit pas tant, dans cette fabrique de l’archive, de « penser » mais de « faire le multiple50 ».
De la multiplicité des « auteurs »
Dès le début du travail, la question de l’auteur s’est révélée particulièrement problématique et épineuse. Devions-nous, par exemple, séparer le fonds Dominique Bagouet de celui du collectif de danseurs qui en prolonge les œuvres diversement, ou bien de traiter l’ensemble en un catalogue unique ? En considérant les titres des documents, la manière dont ils résonnent par leurs similitudes, la force des liens qui les unissent, il nous a semblé arbitraire de les séparer par la date de décès du chorégraphe. Ce fonds est donc le seul à présenter, en un catalogue unique, la totalité des documents audiovisuels concernant la Cie Bagouet, ceux du Centre chorégraphique national de Montpellier qu’il a dirigé de 1980 à 1992, et ceux des Carnets Bagouet, qui ont été produit entre 1993 et 2017.
Plutôt que d’être centré sur un auteur unique, le fonds s’est ainsi ouvert sur une multiplicité d’auteurs. Plus encore, en bousculant une nouvelle fois les normes standards, nous avons finalement considéré que les « auteurs » pouvaient comprendre les auteurs du document audiovisuel (les réalisateurs ) et tous les « auteurs » de « l’acte » présenté dans le document (qu’ils soient chorégraphes, metteurs en scène, auteurs du texte, à la direction artistique ou à la conception, etc. mais aussi, dans les cas nombreux où la captation ne revendique pas d'intentionnalité auctoriale, nous avons considéré par exemple comme auteurs : les conférenciers amenés à faire une « médiation » sur l'œuvre telle Laurence Louppe ou Karin Waehner dans le fonds Bagouet-Carnets Bagouet ou les artistes passeurs responsables de la reprise d'une œuvre - ce malgré les résistances d'une reconnaissance de ces artistes chorégraphiques comme auteurs dans le champ de la production et de la diffusion).
Par ailleurs, s’agissant de ce répertoire, comment ne pas assumer mon « autorité » lorsque je décide d’inscrire, sous les yeux d’Anne Abeille très perplexe, l’auteur « Les Carnets Bagouet » en tant que « créateur collectif » ? L’archive chorégraphique n’est-elle pas foncièrement collective ? Désindividuelle même, lorsque Dominique Bagouet en pleine apogée de la « danse d’auteurs » y adopte plutôt une position de producteur d’autres chorégraphes ? Structurelle dans le cas du fonds Bagouet-Carnets Bagouet (pas moins de 107 auteurs répertoriés), cette idée de démultiplication de l’auteur reste complètement pertinente pour la constitution d’autres fonds assignés à d’autres chorégraphes ou compagnies. On s’aperçoit par ce décentrement combien les œuvres dans le champ du spectacle sont collectives au sens premier de la multiplicité des signatures : soit par le fait des nombreuses collaborations artistiques auxquels des artistes issus d’autres mediums sont conviés, soit par le fait des collaborations directes des interprètes à la création de l’œuvre en tant qu’auteur-interprète. C’est bien le cas du fond d’Olivia Grandville et de Mark Tompkins-Cie Ida où les démarches, plus contemporaines, sont particulièrement collaboratives : ainsi, Mark Tompkins de signer non pas des « chorégraphies » mais bien plutôt des « directions artistiques », Jean-Louis Badet, de signer des « conceptions », ainsi le nombre important d’auteur-interprète, ainsi les multiples co-signatures avec des artistes vidéastes, plasticiens, musiciens ou chorégraphiques.
C'est donc sur une multiplicité d'auteurs à la fois structurelle et factuelle que s'ouvrent les fonds FANA par la navigation par auteurs : 111 auteurs répertoriés pour l’heure pour le fonds Dominique Bagouet-Carnets Bagouet, 94 pour le fonds Mark Tompkins, 31 pour le fonds Olivia Grandville, 8 pour le fonds Ingeborg Liptay.
C'est aussi et en somme pour les quatre fonds, 3628 noms de personnes qui sont répertoriées !
Mais, la richesse de ces fonds et l’intérêt du modèle apparaissent bien encore plus grands que ceux-ci enferment en leur sein non pas tant une vision artistique centrée sur l’auteur ou même sur des auteurs qu’un appel à la multiplicité de l’œuvre elle-même.
L'« œuvre de référence » : une porte d’entrée pour réaliser l’œuvre en devenir
En recevant les fichiers des Carnets Bagouet, je rentrais dans un vertige à la lecture des titres donnés à ces premiers 250 documents. Répétitifs, peu significatifs, peu discriminants, ils tramaient justement, par leurs variations sur un même paradigme, des séries portant le nom-titre d’une œuvre. Certains noms étaient appelés à insister, à persister en occurrences, en resurgissements et redisparitions variés. Dans une sorte de battement, le nom d’une œuvre apparaissait le plus souvent augmenté d’un ou plusieurs autres mots, ou bien diminué en différentes abréviations. Le rythme sériel dessiné par ces retranscriptions verbales éclairait combien la vie d’une œuvre chorégraphique consiste en la multiplicité de ses remises en jeu, traçant des temporalités historiques ou mnésiques complètement intermittentes et discontinues.
Ce que nous révèle exemplairement l’expérience des Carnets Bagouet plus de vingt ans après leur création, c’est cette logique d’itération et de transformation dans la durée des œuvres chorégraphiques, mais aussi et plus globalement, si tant est que l’on veuille bien considérer aussi les œuvres-objets, de l’ensemble des œuvres artistiques. Comment une structure archivistique peut-elle rendre compte de cette vie ou de cette mouvance des œuvres chorégraphiques, de leurs surgissements, de leurs disparitions, de leurs réapparitions puis de leurs redisparitions à l’infini ?
L’ensemble des fonds que nous avons traités mais aussi plus simplement nos expériences de chorégraphe et de spectatrice débouchent à l’évidence sur l’impossibilité de penser la clôture d’une œuvre dans les arts vivants sur une matérialité unique et stable. Il nous révèle justement cet appel d’une œuvre à se réactualiser, à se redonner à chaque fois dans des situations, des remédiatisations ou des réinterprétations différentes, comme de multiples recréations et traductions51. Car, enfin, où se loge l’œuvre dans le champ des arts vivants ? À la première présentation publique ? À la « générale » ? Et pourquoi pas à la seconde ? La énième ? A-t-elle, pour devenir « objet », été filmée ? N'y a-t-il pas une terrible succession de réductions à identifier, pour la postérité, une « œuvre » à une seule de ses manifestations (le spectacle) comme aussi à une seule de ses interprétations (un spectacle), mais encore à une seule de ces expressions, fut-elle un objet audiovisuel (une vidéo) ? Et par là et en somme, n'est-ce pas faire de terribles amalgames et raccourcis que d'associer UNE œuvre à UN spectacle, et UN spectacle à UNE vidéo ? Mais, est-il possible pour autant de concevoir « l’œuvre » dans les arts vivants comme l’ensemble de toutes ces actualisations ?
En résumé, si aucun document ne peut être identifié comme le représentant d'une œuvre chorégraphique, si même encore une multiplicité de documents ne peut s'identifier à « l'œuvre » elle-même, tous apparaissent reliés, en lien ou en résonance avec une « œuvre de référence ». Loin d’être une assignation concernant l’origine de ces documents, nous avons donc créé ce concept d’œuvre de référence en la concevant hors de sa matérialité : l’œuvre de référence adviendrait au contraire comme une pure virtualité qui, de temps à autre, s’actualiserait ou non dans un présent ou dans un objet. En lien avec la structure de la mémoire et du temps « virtuel-actuel » décrit par Bergson52, il nous semble que ce que nous nommons une « œuvre » dans le champ des arts vivants est en fait une fiction planant dans la mouvance de nos mémoires et de nos histoires composées, décomposées et recomposées au présent. Par une opération de virtualisation visant à mieux comprendre la multiplicité des actualisations, le concept d’œuvre de référence advient alors comme un composé fictionnel et abstrait qui, aux détours de précipités interprétatifs, surgirait soudain en s’actualisant ; l’œuvre ici s’entend donc comme idée(s) engendrée des mille et une interprétations qui la fabriquent et la re-fabriquent. Comme l’exprime autrement Matthieu Letourneux, l’œuvre émerge, dans une culture médiatique et sérielle, de multiples « fictions à la chaîne53 » en ne cessant d’appeler à sa circulation.
Sur ce modèle, FANA s'organise donc essentiellement à partir de la conception d'une Œuvre de référence exprimée simplement et uniquement par le nom de l'œuvre, suivi par l'année de la publication de son titre. En un seul exemple : « Insula Deserta (1998) » qui n’invitera, très délibéremment, à aucune autre description synthétique que celle réalisée par l'ensemble de ses actualisations et de ses fiches dans le fonds d’archives.
Ce composé conceptuel « titre de l'œuvre (année) » se présente avant tout, comme une porte d'entrée à partir de laquelle s'ouvrent de multiples matérialités-documents reliés à lui, et selon leurs types d’acte : des créations de tout type de medium, des reprises, des médiations, des répétitions, des formations, etc. qui peuvent s’y rapporter directement mais, et tout autant aussi, tous les documents qui ne pourraient en faire juste qu’une citation comme le pratiquent les documentaires. Comme l'invoquent Simon Hecquet et Sabine Prokhoris, l'œuvre s'envisage ici comme ouverture à « l'espace commun » et comme « ouverture du partage, infini, de l'interprétation4 ».
En liens intensifs et filaires, et ce spécialement par la Navigation par « œuvres de référence », la porte d’entrée So Schnell (1990)54, par exemple, déploie 55 documents et 30 fiches artistiques datées de 1990 à 2017 concernant directement ou indirectement l'œuvre de référence So Schnell (1990), dont 5 « créations » et 25 « reprises » en intégral ou en extraits de la chorégraphie de Dominique Bagouet par d’autres artistes.
D’une autre manière tant cette œuvre-là se décline en participant à d’autres œuvres, Tempête à la Tour Eiffel (1986) de Mark Tompkins ouvre la porte aux 19 documents et aux 13 fiches artistiques dans lesquels cette chanson se trouve réinterprétée de 1986 à aujourd’hui : dans un film éponyme en 1990 ; dans 4 spectacles différents (Saut dans le vide (1987), Mythologie 1 et 4 de La Plaque Tournante (1988-1992) et UNDER MY SKIN (1996)) ; ainsi que dans les 3 concerts et albums : Mark Lewis and The Standards (2005), LOST&FOUND (2006), kings&queens (2007).
Les relations d’une œuvre de référence aux divers « actes artistiques » qu’elle génère peuvent donc être de différentes natures intertextuelles, et il serait vraiment très intéressant, pour l’étude des fonds et pour une archéologie des gestes et des œuvres en général, de spécifier la nature propre de ces liens entre les œuvres, entre leurs actes. Il n’empêche qu’a minima une œuvre de référence est liée à l’acte artistique qu’elle a, en première date et lieu, directement générée. Ainsi, Le Cabaret discrépant (2011)55 dans le fonds Olivia Grandville affiche 13 documents et 1 fiche artistique concernant directement la première représentation de cette pièce le 8 juillet 2011.
Pour remarque qui nous paraît intéressante, notons ici la manière qu’ont ces « œuvres de référence » d’apparaître dans un fonds. Car, c’est ici moins de la liste des œuvres qui auraient été déclarées à la SACD dont il s’agit, que d’une émergence dans une forêt de signes plus ou moins insistants donnés par :
une documentation (écrite pour celle qui compose les fiches artistiques ; audiovisuelle pour celle que composent les documents) ;
une auctorialité de type juridique ou non (des auteurs) ;
une mémoire par répétitions ou par oublis (des auteurs et des acteurs pour réinscrire ou non des actes passés) ;
une certaine autorité archivistique pour inscrire ou non ces faits comme une « œuvre de référence » (d’Anne Abeille, archiviste-documentaliste des fonds et de moi-même, conceptrice de FANA) ;
et, last but not least, un dispositif informatique basé autant sur des automations que des gestes « à la main » (qu’a mis en place Sébastien Jacquot, programmeur et concepteur).
Autant dire combien ces œuvres de référence sont les fruits émergeant de relations, de dires, de pensées, d’affects et de faires et qu’elles n’existeraient pas sans eux.
Le processus qui a permis l’avènement des 37 œuvres de référence qui composent le fond d’Ingeborg Liptay mérite, à ce titre, d’être souligné. Car, en effet, comment peut-on concevoir les œuvres de cette chorégraphe dont le grand œuvre se déploie de 1960 à 2013, au travers seulement de 31 documents qui composent ce fonds ? C’est bien l’existence d’une documentation rassemblée par Agnès de Lagausie autour d’Ingeborg Liptay qui a permis de composer 42 fiches artistiques relatant de ses œuvres alors que la plupart restent non-filmées. C’est aussi une automatisation informatique qui a permis la création de fiches « document absent » à partir de ces « fiches artistiques » en l’absence de documents audiovisuels. C’est encore une supervision « à la main » des « œuvres de référence » auquel ces « documents absents » référaient qui a permis de valider leur inscription en tant que telles. C’est surtout enfin la mémoire des auteurs ou des acteurs quels qu’ils soient qui conditionne cet avènement. Ainsi, je ne doute pas que ces 37 œuvres de référence du fonds Liptay ou encore les 90 œuvres de référence que composent le fond Mark Tompkins ne relatent pas de l’exhausitivité de leurs ouvrages, l’oubli étant bien constitutif de la mouvance des mémoires et des résurgences probables des œuvres.
Notons combien cette conceptualisation d’une œuvre de référence entre en proximité avec la prise en compte de l’« œuvre » dans le nouveau mode de catalogage des bibliothèques RDA. Dans la partie FRBR56, l’« œuvre » s’entend comme « toute création intellectuelle ou artistique » et comme une entité intellectuelle tout aussi abstraite. Dans l’environnement web, il s’agit en effet de concevoir des entités plus larges que celles fournies par les titres des documents, afin que d’une recherche sur une « œuvre », l’usager puisse accéder à toutes ses « manifestations » (différentes publications, et/ou versions linguistiques) et à tous les supports d’« expression » (livre, livre audio, DVD, jeu vidéo, etc.). On remarque que ce paradigme de l'« œuvre », avec cette nécessité de catégorisation abstraite et de sémantisation des contenus dans les environnements web, entre paticulièrement en congruence avec le fonctionnement même de l’œuvre dans le champ des arts vivants, de théâtre, de musique, de danse qui d’une idée n’existe qu’au travers de ses multiples actualisations (interprétations, versions, adaptations, etc.) en ne s'étant d'ailleurs jamais historiquement conçue et réalisée autrement.
Cette multiplicité des remédiations audiovisuelles et des réinterprétations chorégraphiques nous amène à penser l'œuvre chorégraphique non exactement comme désœuvrée57 mais plutôt comme étoilée d'ouvrages. Dans le même temps, par ces fragiles et ouvertes multiplicités des réactualisations réalisées ou pas (ou ici d'occurrences filmées ou pas), elle puisse en ressortir tout autant comme trouée ou étiolée… Étoilée-étiolée telle peut apparaître, dans cette structure archivistique, l'œuvre chorégraphique et même, plus largement, l’œuvre dans les arts vivants. Étoilement-étiolement aussi de la structure archivistique elle-même autour de ce concept d'« œuvre de référence » qui, presque simplement et sans en avoir l'air, s'avance en agencements complexes pour catalyser, en nœuds et en grappes, les liens rhizomatiques tissés avec les fiches artistiques et les fiches documents.
Extrait du graphe des liens entre les « œuvres de référence » (en vert), les Fiches document (en bleu) et les Fiches artistiques (en rouge). Fragment d'une grappe de nœuds de la structuration du fonds Bagouet-Carnets Bagouet - FANA Danse & Arts vivants, https://fanum.univ-fcomte.fr/fana/.
Le modèle FANA présente donc une structure complexe et rhizomatique, arborescente et relationnelle en ce que des Auteurs à des Œuvres de référence, des Fiches document à des Fiches artistiques, s'ouvrent de multiples parcours rendus possibles.
Ainsi, en synthèse, la représentation simplifiée de la structuration du modèle de données de FANA et des liens entre les métadonnées :
4. Précision des métadonnées et ouverture sur des outils d’exploitation
(outils d’exploration, de recherche, de citation, de partage ; outils de visualisation
et de comparaison)
Une des spécificités importantes de FANA Danse & Arts vivants est de donner l'importance à l'urgence et à la nécessité dans les champs de la recherche, de la critique, de la formation, de la création et à tous les acteurs des multiples usages de l’archive sur le web, à une possible description précise et détaillée des documents audiovisuels. En séparant donc les données « vidéographiques » des données « artistiques » pour mieux les connecter, FANA offre pour tous les documents une description la plus détaillée possible des supports audiovisuels comme des contenus filmés ou enregistrés dans les arts vivants. La description de ces « actes artistiques » insiste sur l'exhaustivité et la précision des renseignements correspondant a minima à celle des « feuilles de salles » pour les spectacles, à celle des « génériques » pour les films et précise s’il s’agit d’une « création » ou d’une « reprise ». Résumés, descriptions et/ou notes d’intention complètent aussi bien sûr toutes les spécifications des mentions liées aux personnes. Relevant d'un important travail documentaire mené dans la plus grande partie par Anne Abeille, cette importance donnée à la précision des descriptions des documents audiovisuels apparaît bien sans équivalent dans le paysage numérique du web, ce particulièrement lorsqu'il diffuse des documents audiovisuels. Ces exigences portées à la précision et au détail pour des données conçues comme pérennes nous apparaissent « utiles » et importantes pour ce qu'elles peuvent importer aussi bien les chercheurs que les artistes, les enseignants ou toute personne intéressée.
En ajoutant la fonctionnalité du précieux outil Recherche, les objets ou axes de recherche sur un fonds peuvent s'avancer de manière très multiple. À partir de n’importe quel mot ou chiffre, la recherche permet d'afficher toutes les fiches documents et toutes les fiches artistiques dans lesquelles le terme apparaît. La coloration sur les termes de la recherche permet de les visualiser dans l’ensemble du fonds tout en poursuivant sa navigation en gardant ce focus. Ce type de recherche (en) plein texte a cet avantage et ce désavantage typique de récupérer des documents qui peuvent paraître non-pertinents par rapport à la question posée. Mais, du point de vue de la prise en compte de la remédiatisation numérique, ces documents appelés aussi « faux positifs » n'ont-ils pas toujours une pertinence à être détectés ?
L'idée d'offrir en plus grande précision une recherche sur vocabulaire contrôlé en étiquetant les documents par mots-clés reste, pour l'heure, une question sur laquelle nous restons perplexes : comment en effet décrire des actes artistiques ou des documents audiovisuels sur des gestes par des mots-clefs ou encore comment « sémantiser » leurs contenus pour chacun et surtout en pertinence entre eux ? Quels mots enfin choisir en relation avec les usages des chercheurs, des critiques, des enseignants ou des amateurs de spectacles vivants ? Ne tomberions-nous pas là dans des catégorisations abusives au point d'avancer des jugements interprétatifs alors même que l'analyse esthétique, historique, anthropologique ou autre reste bien de l'ordre de l'interprétation de l’usager lui-même ? Décrire par exemple les « formations » type solo, duo, quintet, etc. serait-il véritablement fructueux au regard d'une remédiatisation audiovisuelle qui les transforment complètement dans le cadre de l'écran ?
Décrire, avec des logiciels d'analyse filmique adéquats, les formes du filmage tout au long du document comme le propose le logiciel Lignes de temps (coupes, plans séquence, gros plan, plan large... ce que nous faisons souvent globalement et verbalement pour l'ensemble du document dans la rubrique « Remarques ») serait-il véritablement intéressant pour la recherche dans les arts vivants ? Mais, s’agissant des outils de recherche et d’analyse, non pas seulement des textes ou des images mais de celle des gestes et des corps, quel logiciel d’analyse des gestes disposons-nous aujourd’hui, autre que ceux de reconnaissance des visages (qui pourrait permettre de repérer chaque personne au moment de son apparition à l’écran), de reconnaissance ou de similarités des formes, des couleurs ? Ceux-ci étant en voie de constructions, nos questions portant sur les gestes et l’analyse des mouvements ne reçoivent pas pour l’heure, de réponses informatiques adaptées à une analyse gestuelle telle que celle que nous pratiquons usuellement dans le domaine de la danse. Il nous est alors apparu éminemment plus important de pouvoir concevoir, offrir ou mettre en perspective divers outils d’exploitation des archives que permettent plus directement les technologies numériques afin que les analyses humaines soient déjà permises et favorisées.
Car, en effet, l’un des atouts majeurs des technologies numériques n’est-il pas justement de permettre l’analyse de données ? Or nous constatons que les archives numériques, axées sur la diffusion, sont généralement sous-exploitées en termes de possibilités d’analyse des documents, d’exploration, d’exploitation voire de création de document à partir de ces archives en lien avec les multiples usages liés à la recherche, à la création artistique, à la pédagogie ou à la médiation culturelle. Loin d’offrir encore tous les outils que nous pourrions imaginer, la plateforme FANA Danse & Arts vivants propose dans cette nouvelle version des outils dans ce sens.
Outils de dénombrement, de classement et de tri
Une fois le modèle d’indexation établi, la technologie numérique s’accorde sans problèmes avec le dénombrement de n’importe quelle entité, encore faut-il les choisir selon leur degré de pertinence et les mettre à disposition de différents usages. La nouvelle version de l’interface de FANA a choisi d’afficher le nombre de documents ou de fiches artistiques, le nombre d’auteurs ou d’œuvres de référence appelés pour tout geste de navigation ou pour tout geste de recherche sur une fiche document, sur une fiche artistique, sur une personne en lien hypertexte ou sur une recherche. Ces chiffres de résultats sont évidemment laissés à la discrétion des usagers pour leurs sens ou interprétations, mais en affichant leur provenance, ils permettent aussi, a minima et de manière toute intrinsèque, un repérage dans le cheminement de chaque parcours.
En dénombrant aussi les entités « Type document » et « Type acte », l’interface FANA présente des outils de classement et de tri des fiches documents par type du document, par type d’acte et encore par ordre chronologique. Ainsi, les fiches documents apparaissent regroupées et dénombrées selon leurs formes audiovisuelles d’être des captations, des documentaires, des fictions, des enregistrements sonores, etc. ou selon leurs actes artistiques d’être des spectacles, des films, des répétitions, des médiations, etc.58 ou par ordre chronologique de leur date d’enregistrement.
En perspectives d’utilisation de ces potentialités toutes numériques, nous souhaiterions, au travers de pages qui pourraient s’intituler, les « fonds en chiffres », mettre à nu l’ensemble des dénombrements ou chiffres possibles que permettent les différentes entités du modèle d’indexation FANA. Il s’agirait d’inviter au « dénombrement » voire à l’analyse statistique comme un outil potentiel de nos recherches en arts en intégrant des outils de représentation graphique issus de l’infographie visuelle que pourrait s’approprier, en pertinences de ses choix, chaque usager (diagrammes, histogrammes, graphes de hiérarchie ou de relations… tel le graphe en image dans cet article). Ces outils pourraient avantageusement être mis à la disposition des acteurs dans et pour la multiplicité des interprétations.
Outils de citation et de partage
La plateforme FANA porte une attention particulière aux liens directs et aux adresses URL générées par la navigation afin de pouvoir retrouver, partager et citer des documents ou recherches spécifiques. Ces URL peuvent être activés sur chaque document, chaque auteur, chaque personne, chaque fiche artistique, chaque « œuvre de référence » ou chaque « recherche ».
Ainsi, par exemple, l'adresse :
https://fanum.univ-fcomte.fr/fana/?f=1&pe=353 qui s'affiche en cliquant sur le nom de la personne de Jean Rochereau dans une fiche pointe sur les 27 documents et les 19 fiches artistiques où Jean Rochereau est mentionné.
De même, une recherche sur le mot « Laban » dans le fonds Bagouet-Carnets Bagouet : https://fanum.univ-fcomte.fr/fana/?f=1&k=Laban affiche 10 documents et 3 fiches artistiques
Encore, le lien sur TRAHISONS - The Romance and Reality of Animal Locomotion (1984-1987) dans le fonds Mark Tompkins (https://fanum.univ-fcomte.fr/fana/?f=4&rw=26) déploie l’ensemble des 13 documents et des 6 fiches artistiques liées à cette « œuvre de référence ».
Dans le cas d’un document ou d’une fiche artistique, nous avons pensé utile, pour le partage ou la citation, d’afficher ces liens en clair dans le libellé de chacune des fiches correspondantes (Lien direct vers le document ou Lien direct vers la fiche artistique). Mais davantage, en inscrivant ces liens dans des citations générées automatiquement, nous voudrions plus largement inciter à la citation non seulement des fiches artistiques mais aussi des documents audiovisuels, qu’ils participent d’une diffusion commerciale ou pas, dans le contexte de la recherche dans les arts vivants, ce qui est pour l’heure très rarement réalisé.
Car, en effet, alors que les perceptions du fait chorégraphique, théâtral, musical et ce d'autant plus au 20e siècle sont bien souvent relayées ou même peuvent complètement se construire à partir de sources audiovisuelles, celles-ci ne restent que bien trop rarement référées et citées. Force est de constater que la source filmique (au contraire même des sources orales, des sources papier (écrits, dessins, photos, partitions, notations, etc.), n'est souvent pas pensée comme un « document » « véritable » dans le sens où elle reste, quoique consultée diversement, bien souvent non-mentionnée en tant que « document ». Même, dans le champ de la recherche comme celui de la critique, il semblerait que l'objet audiovisuel apparaisse comme une source traitée en « second », en « implicite », en « sous-main » et en « non-dit ».
Depuis 2015, FANA s'avance particulièrement à cet endroit comme une invitation à transformer cette situation produite et reproduite en matière d'archive audiovisuelle dans les arts vivants, situation qu’on a décrite comme « anarchivistique59 », tant ces « traces » ne sont pas réalisées en « documents » ou fabriquées en « archives ». Citer, mentionner, référer au document audiovisuel de quelques manières comme un « document » véritable porte des enjeux épistémologiques, esthétiques et politiques profonds car il s'agirait finalement par ce geste de « constituer l'archive » comme de « fabriquer l'histoire », ou plus exactement de participer, avec temps et conscience, entre mémoire et histoire, à un processus d'historicisation des mémoires en danse en ce que, sans réifier le passé, il comprenne aussi l'archive audiovisuelle dans le vaste champ de la multiplicité des interprétations et des ré-interprétations des œuvres chorégraphiques.
Ainsi, il a particulièrement tenu au modèle FANA de susciter la possibilité de citer chacun des documents ou chacune des fiches artistiques via une citation générée automatiquement en inscrivant directement la citation sur chacune des fiches.
Les champs Pour citer le document ou Pour citer la fiche artistique peuvent donc être copiés/collés aisément pour toute mention ou référence.
Ainsi, ces quelques exemples de citations générées automatiquement, en notes n°42, 43, 44, 53 et 54 dans ce texte ou comme suit :
Guérir la guerre, Spectacle, Captation, 2004-11-19, Montpellier, Chai du Terral, Anne Abeille (réalisatrice), Ingeborg Liptay (chorégraphe) in FANA Danse & Arts vivants, Fonds Ingeborg Liptay - Compagnie Ici Maintenant, cote IL3, https://fanum.univ-fcomte.fr/fana/?f=2&d=3, consulté le 21 janvier 2018.
Soirée en hommage à Harry Sheppard : N + N & WITNESS, Performance, Captation, 1992-08-01, Vienne (Autriche), Théâtre Brut, Yoshiko Chuma (direction artistique), Mark Tompkins (auteur-interprète) in FANA Danse & Arts vivants, Fonds Mark Tompkins - Cie I.D.A., cote MT203, https://fanum.univ-fcomte.fr/fana/?f=4&d=203, consulté le 21 janvier 2018.
De plus, FANA permet de partager et de citer un extrait du document audiovisuel via un timecode. En mettant le lecteur vidéo sur pause, un lien URL vers le temps courant apparaît directement en dessous de la vidéo, qui peut être aussi aisément réinscrit dans la citation. Pour seul exemple :
Cabaret discrépant (Le) - Répétitions Toulouse I, Répétitions, Captation, 2010-12-01, Paris, Ménagerie de Verre / 2010-12-01, Toulouse, Studio du CDC, Olivia Grandville (chorégraphe), Yves Godin (collaboration artistique), Hubertus Biermann, Vincent Dupont, Catherine Legrand, Laurent Pichaud, Pascal Quéneau, Manuel Vallade (en collaboration avec) in FANA Danse & Arts vivants, Fonds Olivia Grandville - Compagnie La Spirale de Caroline, cote OG2, citation sur images à 3 min 12, https://fanum.univ-fcomte.fr/fana/?f=3&d=2&t=192.1699999, consulté le 21 janvier 2018.
Même si cette formulation correspond finalement à ne citer que le premier numéro de la page d’un livre ou même qu’à la première guillemet d’une citation textuelle, les citations d’extraits de documents audiovisuels nous paraissent tout à fait essentiels d’être intégrés dans les notes bibliographiques, car évidemment rien n’empêche de citer un intervalle et de rajouter le time code terminatif de la citation audiovisuelle.
De manière plus large et au potentiel de plus grandes innovations, il nous paraît in fine utile de concevoir véritablement la fragmentation du document en images fixes pour ouvrir non seulement des possibilités de recherche et d’analyse mais encore de montages ou d’agencements singuliers qui pourrait être possibles d’offrir aux usagers.
Outils d’exploration, de visualisation et de comparaison
Dans son interface à trois colonnes, FANA présente, à partir de la première colonne à gauche, deux modes de navigation ou porte d’entrée dans l’exploration : une navigation par auteurs et une navigation par œuvres de référence mais on peut aussi tout à fait imaginer, dans le cadre d’un « mode avancé », que l’usager puisse choisir son mode de navigation à partir d’autres entités (ainsi par « noms de personnes », par « lieux », par « dates » ou autres). Au centre se trouve la colonne des fiches document, auquel correspondent, dans la colonne des « Actes artistiques » de droite, des « fiches artistiques ». Plus que de présenter les documents isolément, la conception de cette interface permet d’ouvrir sur les articulations de la structure du modèle et les nombreux chemins d’exploration possibles entre les Auteurs, les Œuvres de référence, les documents et leurs fiches artistiques. La nouvelle version de FANA présente aussi une lecture regroupée de toutes les fiches reliées à chaque document à travers des onglets placés juste en-dessous du lecteur.
Au regard de la version de 2014, nous proposons aussi deux types de vues : une vue standard présentant les fiches des documents et une vue par vignettes présentant, de manière plus synoptique et imagée les previews et les titres de chaque document. Mais, l’innovation principale tient à la possibilité de visualiser plusieurs documents en même temps et d’offrir ainsi des outils de comparaison des documents dans un « bureau virtuel ».
Dans le champ des patrimoines numérisés en ligne, les outils de visualisation adaptés à la consultation et à l’exploitation des archives audiovisuelles restent encore à construire. La qualité de l’encodage de ces archives le plus souvent « lourdes », la diversité de leurs formats, les impératifs de sécurisation des vidéos, les possibilités des serveurs de streaming, des protocoles de communication, des différents navigateurs tout comme celles des lecteurs-vidéos composent une alchimie technologique complexe, sensible et particulièrement changeante. Il n’empêche que, dans le contexte des usages en recherche, en art et en pédagogie, il semble important de restituer l’archive audiovisuelle en vue de sa consultation, de son exploitation et de son analyse dans la meilleure des qualités possibles. Ainsi, dans le cadre de l'analyse des gestes et des mouvements, une précision inférieure à la seconde (à la frame près si possible) est visée non seulement pour le déplacement le plus exact dans la barre de navigation des vidéos mais aussi pour la visualisation ou l’extraction d’images fixes composant les images en mouvement. Dans l’onglet Outils avancés, des outils de défilement, ralenti/accéléré/normal, avancer/reculer image par image, sont également proposés.
En concevant que le besoin d’analyse des documents puisse s’effectuer à différents niveaux aussi bien pour des acteurs dans les différents contextes de la recherche, de la notation chorégraphique, de la création artistique, de la pédagogie que de la médiation culturelle, la possibilité de comparer des vidéos tout comme celle d’extraire des images fixes se sont avancées comme particulièrement utiles à l’analyse des œuvres dans les arts vivants quels que soient finalement les différents usages. Avec la possibilité de « rajouter » chaque document assorti de ses fiches sur un « bureau virtuel », l’outil de comparaison des vidéos ou comparateur permet de sélectionner, de caler et de visionner plusieurs vidéos ou de consulter leurs fiches en même temps. Si le comparateur peut fonctionner comme une « play-list » en ce que chaque vidéo peut être visionnée séparément, ses fonctions premières visent la possibilité d’analyse, de comparaison ou même seulement les actions multitâches. Afin que l’usager puisse visualiser non seulement séparément mais encore simultanément tous les documents, une barre d’outils « multi-lecteurs » est placée pour s’adresser spécialement à l’ensemble des lecteurs simultanément (pour démarrer ou stopper toutes les vidéos, les ralentir ou les accélérer, les visionner image par image, ou en couper le son, etc.).
Une deuxième fonction s’est avancée pour être utile : celle de l’extraction d’images fixes à partir des vidéos à des fins de recherche et d’analyse des documents ou à des fins de créations de contenus pédagogiques dans le cadre de l’utilisation de contenu autorisée par la loi. Au titre de la comparaison d’images fixes, cette extraction est aussi possible simultanément sur l’ensemble des vidéos présentes dans le comparateur. Enfin, l’ensemble des éléments placés sur ce bureau virtuel peut être sauvegardé au cours d’une connexion.
Notons que ces outils de visualisation et de comparaison de vidéos ou d’images fixes restent encore à l’étude et demandent certainement à être améliorés notamment sur le plan ergonomique ou en termes de performance. Il n’empêche que, malgré ces ajustements à venir, nous avons choisi de porter ces outils de comparaison et d’extraction à la disposition des usagers afin de recueillir en même temps leurs retours d’usages en la matière.
Conclusion en forme de perspectives : vers une « fabrique de l’archive » de tous les acteurs
Lancé en 2014 et dans une nouvelle version en 2018, la plateforme FANA Danse & Arts vivants, tout en permettant la diffusion et la consultation en ligne de l’ensemble des archives audiovisuelles d’un artiste, reste, avec son modèle de structuration de type relationnel, avec la précision de son indexation visant à décrire autant les données audiovisuelles que les données artistiques, avec son intégration du devenir des œuvres dans les arts vivants et sa mise à disposition de différents outils d’exploration, de visualisation, d’analyse et de citation, une ressource sans équivalent dans le champ des fonds d’archives numériques audiovisuelles liés à un artiste dans les arts du spectacle.
Depuis son impulsion en 2006 avec le projet de constitution du fonds Dominique Bagouet-Carnets Bagouet, fonds exceptionnel qui a servi de modèle, jusqu’à l’ouverture du fonds Mark Tompkins en 2018, en passant par les fonds d’Ingeborg Liptay en 2014 et Olivia Grandville en 2016, nous pensons que toute « fabrique de l’archive » engage un geste qui ne peut se déployer que dans le temps et la durée et nous avons bien conscience que cette fabrique co-construite en petite équipe au sein d’un laboratoire universitaire avec les artistes depuis une dizaine d’années jusqu’à aujourd’hui, a réuni des conditions propres à un écheveau de durées nécessaires qui restent tout à fait exceptionnelles à cet égard. À cette valeur du temps et certainement de l’aventure, nous souhaiterions conclure ce texte en l’ouvrant directement vers l’avenir.
Alors qu’à la fin des années 2000, nous pensions avant tout - avec Charles Picq, créateur de Numéridanse.TV lançant cette vitrine de plus de 2500 extraits vidéos en 2011, avec Laurent Sébillote, archiviste de la médiathèque du Centre National de la Danse permettant la consultation des catalogues via une « médiathèque numérique » ou avec Sylvie Demet, spécialiste des patrimoines audiovisuels à l’Ina et l’Ina-Sup, avec lesquels nous étions alors en dialogue – aux immenses possibilités de diffusion qu’ouvrait Internet aux collections liées aux arts vivants et spécialement aux patrimoines chorégraphiques via la diffusion particulière de ses nombreux documents audiovisuels, nos enjeux et perspectives sont bien aujourd’hui ailleurs. Aux visées de diffusion, à celles aussi de « valorisation60 » de fonds qui agit souvent en visée de promotion des centres, des structures ou des institutions qui les portent, à celles même de « structuration » d’un modèle d’indexation des archives des arts vivants sur lequel nous avons tant œuvré, à celles enfin d’actions éducatives ou d’offres pédagogiques comme de nombreux sites d’archives le proposent actuellement, nous voudrions préférer imaginer de réaliser, à plusieurs titres, une « fabrique de l’archive » tournée vers la création de l’archive de tous les acteurs.
Il s’agirait de placer – ou même de replacer- le geste de création au centre de l’émergence et de l’usage de l’archive et finalement de restituer l’archive comme matériau sensible au « commandement » et au « commencement » des acteurs. Fiction esthétique et politique qui vaut bien d’être pensée, ce pour le moins, en concevant, comme l’entendent Yvon Lemay et Anne Klein au regard des mutations de l’archive qu’opèrent les artistes avec l’archival turn et qui compose pour nous avec Les Carnets Bagouet le contexte même d’émergence de FANA, « l’utilisation des archives à des fins de création ». Mais plus encore, dans une remise en cause du cycle temporel de l’archive, il s’agirait de considérer véritablement les archives comme « un objet dynamique dont la nature est essentiellement révèlé par ses utilisations présentes » et « d’affirmer que la vérité du document d’archives, sa possibilité conceptuelle, doit être cherchée au point de rencontre entre un document et un utilisateur, c’est-à-dire dans ce que nous nommons l’exploitation »61.
Au titre de l’importance de cette exploitation en relation avec les usages, il ne s’agirait pas tant de concevoir, dans une dimension pédagogique62, les archives comme « sources de connaissance » en proposant des contenus rédactionnels et métatextuelles favorisant l’accroissement et l’accès des savoirs, comme l’offre d’ailleurs de manière exemplaire le site L’histoire par l’image63, mais plutôt d’envisager, plus crucialement, le surgissement de l’archive au point de rencontre d’un utilisateur-créateur et de proposer ainsi des outils ouvrant sur la multiplicité des interprétations, des actualisations, des créations et des circulations de l’archive comme matériau sensible en devenir. L’imaginaire des outils à construire dans ce sens pourrait, au regard de l’ampleur des possibles, bien nous manquer d’être précisée spécifiquement, mais plus globalement, il nous semble important de concevoir d’une part, l’archive numérique comme véritablement multimedia, ce aussi bien dans le modèle que dans l’interface, d’autre part, d’envisager la création par le montage de documents, la mise en récit ou en discours et la contribution des acteurs comme les opérations cruciales de cette fabrique de l’archive par les acteurs.
Quoique nous avons conçu un site dédié spécialement aux archives audiovisuelles dans le champ de la danse et des arts vivants, il n’empêche que nous pouvons regretter que tous les atouts de la plateforme FANA (exhaustivité, précision, structuration, exploration) ne concernent, pour ces artistes comme pour les usagers, que les seules archives audiovisuelles (enregistrements sonores et « images en mouvement »), excluant, dans le modèle, les archives « imprimées » (carnets de notes, partitions musicales et chorégraphiques, dessins, photos, affiches, articles de presse, textes afférents).
Nous remarquons à ce titre que si les plateformes d’archives (comme par exemple Pleade) peuvent très bien, sur le plan technique, offrir des possibles d’intégration multimédia, rares sont les fonds ou les institutions qui traitent véritablement, dans un modèle de structuration intégré, en même temps les archives « papier » et les archives audiovisuelles, que ce soit dans le champ des archives numériques ou non. La diversité des modes et des conditions d’accès entraîne paradoxalement un cloisonnement des ressources numériques disponibles, dispersées sur les territoires, séparées par les natures de supports natifs (audiovisuel, écrit, photo, objet d’art, etc.), par les disciplines auxquelles elles réfèrent, étrangères dans leurs procédures, empêchant l’interopérabilité pourtant attendue via internet. Ainsi, l’immense plateforme de Google Books64 ; la BnF traite traditionnellement des archives « papier » et dispose d’un « Département de l’audiovisuel » séparé ; si l’IMEC accueille des fonds d’écrivains, d’artistes, de metteurs en scène, de chorégraphes, de chercheurs, de critiques, l’institut ne traite aucunement de leurs archives sonores et audiovisuelles, ce qui entraîne souvent, comme c’est le cas pour Dominique Bagouet, la dispersion des fonds dédiés. À l’inverse, l’Ina ne traite que des archives audiovisuelles. L’intérêt des technologies numériques reste encore à développer pour offrir des fonds directement structurés et indexés comme multimédia, comme c’est le cas plus spécialement de Internet Archives65 qui offre une plateforme de consultation de vidéos, de livres et de musiques. Plus profondément, il s’agirait, en plus de leurs dimensions intertextuelles, d’intégrer directement les dimensions intrinsèquement trans-, inter-, multi- media des œuvres liées au spectacle vivant. Aussi, c’est bien une fabrique véritablement multimedia de l’archive que nous souhaitons préconiser pour l’avenir.
En seconde axe de perspectives, nous pensons que cette fabrique de l’archive tournée vers la création ne peut s’envisager qu’en concevant, au centre des possibilités d’usages, le montage des documents assorti possiblement d’éléments de discours, d’analyse ou de narration. Or, l’opération de montage implique de penser véritablement, dans le modèle comme dans l’interface, la fragmentation du document, geste d’autant plus hérétique lorsqu’il s’agit de l’unicité d’une archive et d’une œuvre d’art. Que dirait le conservateur de la restitution en mille morceaux d’une archive ou pire de sa recomposition à partir de plusieurs, fut-elle créative ? C’est bien pourtant cette logique de l’éclat, de la copie, de la citation, du collage et de la transtextualité que permet non seulement l’écriture mais aussi spécialement le numérique, ce sans « toucher » à l’intégralité de l’œuvre proprement dite, voire même et sans paradoxe, pour en « prendre soin » (ainsi, les avantages multiples des technologies numériques pour la restauration des œuvres des Musées du Vatican telles que les conçoit le conservateur Guy Devreux66).
Dans le monde des pixels, réaliser la fragmentation du document numérisé n’est pas en soi un problème technique67, quoique chaque pixel en format « image » (pour les archives « papier »), « son » ou « vidéo » soit coûteux et que chacun de ces formats suppose des solutions techniques bien spécifiques à rebours des interpolations en surface et/ou en temps que les technologies numériques ont plutôt mis en œuvre par économie jusqu’à présent. Mais, au-delà des problèmes technologiques qui s’accroissent d’ailleurs paradoxalement pour les archives nativement numériques par la multiplicité de leurs formats, et encore par leurs possibles ou impossibles lectures par les différents navigateurs du web, les réticences ou obstacles nous apparaissent davantage d’ordre esthétique et politique, en se trouvant plutôt liés avec ce que Jacques Rancière nomme le « partage du sensible68 » : qui, en effet, peut « partager » comme « partitionner » les archives au point de les construire et de les reconstruire ?
Notre contexte lié aux problématiques des archives audiovisuelles est à ce titre éloquent : alors que les « images en mouvement » se prêtent plutôt volontiers, ce directement en format analogique ou indirectement en format numérique, à la fragmentation de leur déroulé en « images fixes » ou en extraits, celles-ci, au contraire de l’usage des textes ou même des images fixes en général, rencontrent pourtant des obstacles à leur extraction en citations ou en fragments. Sans compter les problèmes méthodologiques d’analyse que les images animées posent globalement aux chercheurs, elles voient leur appropriation par les acteurs empêchée faute de logiciel adapté : ensemble de difficultés et obstacles que ceux liés aux droits des auteurs ou même au manque de logiciels de montage à disposition du public, ne suffisent pas d’expliquer. Les raisons de ces partages historiques, juridiques, scientifiques, esthétiques, économiques ou politiques excèdent nos propos69 ; il n’empêche que nous réalisons l’ordinaire non-possibilité de fragmentation du document audiovisuel comme un obstacle aux différents usages de citation, d’analyse ou de création des acteurs qu’ils soient artistes, chercheurs, enseignants, critiques ou autres. À l’inverse, le texte imprimé numérisé sous format « image » ou la parole pour le format « audiovisuel » a trouvé par l’océrisation ou la reconnaissance vocale à pouvoir se transformer en document textuel pouvant être exploité dans un traitement de texte. Ce sont donc globalement à une fragmentation des images fixes ou en mouvement qu’il compterait de travailler pour cette fabrique de l’archive afin d’ouvrir cette possibilité de montage et de création de documents multimédia à partir de matériau d’archives elles-mêmes multimédia.
Dans le cadre d'un fonds multimédia offert aussi bien à la recherche, la pédagogie, la médiation, la re-création, etc., il pourrait être ainsi possible de sélectionner facilement des documents ou fragments/extraits de documents de toute nature (textes numériques, images fixes, images en mouvement, sons, etc.) pour en créer un « document virtuel » partageable et exploitable, par exemple, dans le cadre d’un cours, d’une conférence ou d’une communication scientifique. La sélection des fragments des vidéos peut être inspirée des traditionnels logiciels de montage vidéo. Nous pouvons ensuite imaginer que ces « documents virtuels » puissent eux-mêmes intégrer tel ou tel fonds s'ils en présentent l'intérêt.
Nous imaginons donc la création de documents à partir du matériau d’archives par l’usager qu’ils soient de textes, d’images fixes, d’images animées, de voix, de sons ou de musiques, ceux-ci qu’ils soient issus directement des métadonnées de la plateforme ou encore d’autres sources pouvant être rajoutées par l’usager selon son gré. Ces créations documentaires pourraient se réaliser sur un « bureau virtuel » permettant l’exploration simultanée de multiples documents multimédia et métadonnées et leur sélection.
Ces documents sélectionnés à partir d’un fonds ou de plusieurs, pourraient alors être conçus comme des « documents virtuels » c’est-à-dire comme des productions numériques virtuelles partageables, indexables par leur auteur et transférable pour participer au fond d’archives à partir duquel il a été constitué ou pour réaliser leurs propres fonds. Ces prospectives incluent ici les possibilités de collaborations des acteurs par crowdsourcing, pour constituer ce que nous pouvons nommer une hyperarchive intégrant, dans le processus de remédiatisation devenu triple plutôt que double, des hyperdonnées.
Quelles que soient la nomination des données constituant les différentes couches de remédiatisation, il s’agit bien, comme nous l’avons fait en concevant l’« œuvre de référence » en devenir, d’intégrer et de favoriser l’intertextualité générée par le devenir mouvant des œuvres autant que de leurs archives. Il s’agit aussi d’une restitution des archives à leur « commencement » et « commandement » d’être constituées sans cesse par et pour les acteurs que nous sommes, et ainsi de fabriquer tout aussi bien l’archive en devenir.
Depuis l’ouverture de FANA, le 5 avril 2014, dans le cadre de la Journée de l'édition en danse co-organisée par La Briquetterie-CDC Val-de-Marne et Micadanses-Paris, la question de l'amélioration des possibilités de la plateforme en fonction des usages est ouverte et sans cesse relancée, dialogue avec les associations de chercheurs en danse (aCD, AIRDanza), avec le Consortium Archives des Mondes Contemporains ArcMC-TGIR Huma-Num, avec le réseau UDPN (Usages des Patrimoines Numérisés), LABEX-Paris-Cité, avec l’Institut Acte de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, dialogue avec les chercheurs, les artistes, les pédagogues, les archivistes, les documentalistes ou toute personne intéressée que nous souhaitons voir s'ouvrir et se prolonger encore en partage de diverses manières.
À partir de ces réflexions sur l'archive numérique audiovisuelle dans les arts vivants, sur la conception et la structuration de cette nouvelle version de FANA Danse & Arts vivants, nous espérons les réflexions, les créations et les recherches fructueuses, les échanges et les partages nombreux.
Toute l’équipe qui a collaboré à la réalisation de cette plateforme espère qu’elle soit, de quelques manières, un ressort fécond pour générer de multiples démarches de recherche, de création, de partages et de curiosités.
CITATION-AUTEUR
Pour citer ce texte
Aurore Després, Sébastien Jacquot, « FANA - Danse & Arts vivants. Une fabrique de l’archive : conception et structuration de la plateforme » in FANA Danse et Arts vivants, Laboratoire ELLIADD EA 4661, Université de Franche-Comté, publication en ligne, 2018, https://fanum.univ-fcomte.fr/fana/?p=1, consulté le 21 janvier 2018.
Auteurs
Aurore Després
Maître de conférences en arts du spectacle à l'Université de Franche-Comté – Laboratoire ELLIADD EA 4661 – Responsable de FANA Danse et Arts vivants
Sébastien Jacquot
Ingénieur d'études en développement et déploiement d'applications - Laboratoire ELLIADD EA 4661 de l'Université de Franche-Comté.
Droits d'auteur
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